23 novembre 2012

Un coup d'essai mais pas un coup de maître.


Fear and Desire, de Stanley Kubrick (1953).

            Doit-on se sentir coupable d’exprimer de sérieuses réserves à propos de ce film, le premier réalisé par Stanley Kubrick[1] ? Il est vrai que le cinéaste a été sanctifié à un point tel que toute opinion contraire à la doxa relève de l’hérésie et du crime de lèse-majesté. Mais Kubrick semble avoir répondu lui-même à la question en décidant d’éliminer Fear and Desire de sa filmographie et en en détruisant la plupart des copies  --  apparemment pas toutes puisqu’on peut voir désormais le film, en allant ainsi à l’encontre des souhaits du cinéaste. Est-ce bien raisonnable ?

            On ne manquera pas de me rappeler que si Max Brod avait respecté la volonté de Kafka on ignorerait tout de ses écrits, et qu’il est donc parfois nécessaire de sauver une œuvre contre vents et marées  --  et parfois contre son auteur lui-même. Argument quelque peu spécieux dans le cas de Fear and Desire puisque, fût-il resté inconnu, il n’en demeure pas moins douze autres films dont nul ne saurait aujourd’hui contester l’importance. Rien donc  n’en justifiait la sortie aujourd’hui, sinon le désir de tout connaître du maître, jusqu’à ses carnets de blanchisserie si j’ose dire.

            Car ne nous y trompons pas : Kubrick, grand cinéaste nous en sommes bien d’accord, ne gagne rien dans cette affaire, au contraire même. Je veux bien, comme je l’ai lu, que l’on trouve ici en germe ces personnages détraqués qu’il se plaira souvent à mettre en scène par la suite, mais cette fois sans épaisseur, comme désincarnés  --  termes abstraits d’une froide équation mathématique. Froide, et surtout terriblement prétentieuse. Si Fear and Desire a une vertu,  c’est de nous proposer une sorte d’autoportrait de son auteur : plus encore que pour le film noir dans Killer’s Kiss (Le Baiser du tueur, 1955) ou The Killing (Ultime razzia, 1956), Kubrick affiche ici son mépris pour un genre (le film de guerre, à petit budget qui plus est) qu’il semble juger indigne de son talent et qu’il met tous ses efforts à vouloir transcender tant au niveau de l’écriture du scénario que dans ses choix de mise en scène. Cette sorte de supériorité n’affectera plus guère ses films par la suite, si ce n’est à travers la maniaquerie hautaine (d’autres diront son perfectionnisme) qu’il ne cessera de revendiquer et d’afficher jusqu’à sa mort, de façon de plus en plus prononcée avec le temps.

            Plutôt que de décrire avec simplicité la difficile survie d’une poignée de soldats égarés en territoire ennemi (à la façon disons de Raoul Walsh dans Objective Burma/Aventures en Birmanie, 1945), il lance ses personnages dans une odyssée métaphysique filandreuse et presque abstraite pour mieux nous montrer que l’homme en guerre est d’abord en guerre avec lui-même et que tuer son ennemi revient à se tuer soi-même. D’où l’idée à la fois lumineuse et économique de faire interpréter les soldats des deux camps par les mêmes acteurs et de donner à l’un d’eux pour compagnon un chien nommé Protée. S’ajoutent à cela un commentaire pompeux et certains monologues à résonances pseudo-shakespeariennes  -- le tout composant un ensemble pour le moins indigeste sur lequel nul ne s’arrêterait s’il n’était signé par le grand cinéaste que l’on sait.

            Sans doute par manque de moyens et parce qu’il se trouve dans l’impossibilité matérielle de réaliser ces somptueux travellings ophulsiens dont il nous régalera par la suite, Kubrick (qui ne peut décidément se résoudre à une mise en scène discrète) use et abuse de gros plans qui se veulent lourds de signification et découpe à l’excès ses séquences, peut-être en référence à Eisenstein et à son art du montage. On voit que dès ses débuts Kubrick plaçait la barre très haut (on ne le lui reprochera pas) tout en considérant, bien des années plus tard[2], que certes « la plus grande réussite d’Eisenstein, c’est la beauté de ses plans et de la composition de son montage » mais que ses films « sont bêtes, ses acteurs statiques et déclamatoires », jugement abrupt et péremptoire qui, par un remarquable effet de boomerang, convient admirablement à Fear and Desire  --  ce dont le cinéaste avait conscience au point de vouloir l’effacer de sa filmographie. Ce n’est donc qu’en persistant à toute force dans la politique des auteurs la plus aveugle que l’on peut trouver un semblant d’intérêt à un coup d’essai oubliable qui n’ajoute rien à l’indiscutable gloire de son auteur.



[1] Et jamais distribué en France. Il ne s’agit donc pas d’une reprise, contrairement à ce que d’aucuns ont écrit.
[2] Dans Joseph Gelmis, « The Film Director as Superstar », Doubleday, New York, 1970, cité par Michel Ciment, dans « Kubrick », Calmann-Lévy, 1980, p.34.

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