Skyfall,
de Sam Mendes (2012).
Difficile d’ignorer, la nouvelle ayant
été répandue à grand renfort de trompe, que James Bond est aujourd’hui, au
cinéma[1],
un fringant quinquagénaire. Fringant ? C’est à voir tant, pour le nouvel establishment de la sécurité, il semble
faire partie de ces objets obsolètes mais éventuellement attendrissants, car
chargés de souvenirs, qu’on range à jamais dans les greniers de l’Histoire.
L’affaire se veut donc entendue : face aux Jason Bourne et autres agents
mutants et dopés au tout numérique, face à ces petits génies de l’informatique
capables de semer mort et destruction en pressant d’un index désinvolte sur une
touche de clavier, le vieux 007 ne fait apparemment plus le poids. N’échoue-t-il
pas lamentablement aux différents tests qu’on lui impose, ne reprenant du
service que par protection -- merci M (Judi Dench), devenue pour le coup une
curieuse maman de substitution. Il s’agissait donc de donner une seconde
jeunesse à notre cher Bond en lui faisant paradoxalement suivre une cure de
cinéma à l’ancienne. Ce que comprenant, les producteurs ont décidé avec
intelligence de faire appel à un metteur en scène de qualité qu’on n’imaginait
guère voir embarquer un jour sur une semblable galère -- ou
plutôt sur un galion aussi vénérable. Opération en tous points réussie,
disons-le tout net, et au-delà même de ce que l’on pouvait espérer.
Il y a d’abord, première excellente
surprise, les personnages, moins monolithiques que de coutume. Mendes et ses
scénaristes prennent le temps de leur prêter une existence et un passé qui
dépassent de loin les stéréotypes habituels. Une autre histoire apparaît peu à
peu en filigrane, un peu opaque et qui rejoint d’une certaine façon le monde
trouble d’un Le Carré, où marchandage et trahison sont les deux mamelles du
renseignement. Ainsi le personnage de M, étonnement développé cette fois,
apparaît plus ténébreux qu’on ne l’imaginait ; le méchant de service,
Silva (Javier Bardem) agit moins par mégalomanie ou cupidité que pour régler
des problèmes personnels en pratiquant une forme de psychanalyse
particulièrement explosive ; et Bond lui-même recèle sa part d’ombre que
le cinéaste se plaît à débusquer ici. Alors que l’on pense pendant la plus
grande partie du film que « Skyfall » est le nom de code d’on ne sait
trop quelle opération secrète visant à démasquer ou protéger des agents
infiltrés, c’est à la fin seulement que sa signification nous est révélée, en
partie seulement d’ailleurs et pas du tout dans le sens que l’on croyait. Assez
proche en cela de son compatriote Christopher Nolan et dans un genre généralement
peu rompu aux subtilités psychologiques, Mendes scrute le côté obscur de son
héros dont la mort et la résurrection[2]
(exactement comme dans la série Dark
Knight) passent par une connaissance et une familiarité avec des
profondeurs souterraines très langiennes[3].
Peut-être faut-il voir aussi dans cette épaisseur romanesque inattendue
l’apport de John Logan, bon scénariste pour Martin Scorsese (Aviator et Hugo Cabret) et Tim Burton (Sweeney
Todd), auteur de théâtre réputé outre-Atlantique et également scénariste et
co-producteur d’une récente adaptation cinématographique du Coriolan
de Shakespeare par Ralph Fiennes.
Il y a ensuite la mise en scène
elle-même, d’un élégant classicisme. Le film contient certes son lot de scènes
spectaculaires, c’est la loi du genre, et on serait fort déçu de ne les point
trouver, mais en nombre finalement modéré et filmées avec beaucoup de
simplicité et de probité, c'est-à-dire sans effets inutiles et avec (nous
dit-on) jamais plus de deux caméras. Sans doute bien soutenu par un metteur en
scène de seconde équipe particulièrement efficient (Alexander Witt), Mendes
réussit une séquence d’ouverture à couper le souffle et bien dans les règles du
genre, mais on pourra lui préférer une poursuite d’anthologie dans le métro
londonien, menée de main de maître -- étonnant coup de chapeau à Hitchcock, De Palma
et Fuller réunis.
Au-delà cependant de ces passages obligés
et ô combien plaisants, Mendes sait poser son récit en prenant son temps,
mettre en place une scène, investir un décor (voir ainsi ses longs mouvements
d’appareil sinueux dans le casino de Macao), filmer des dialogues souvent
brillants, sans pour autant se croire obligé de faire les pieds au mur comme
pour un clip vidéo ou un spot publicitaire. Ce qui ne signifie pas pour autant
qu’il renonce à un brio dont il sait au contraire éblouir son spectateur comme
dans la séquence de Shanghai où il saisit
tout un jeu de lumières et de reflets en un subtil théâtre d’ombres (chinoises
évidemment), hommage à peine déguisé à Orson Welles et où le travail du
chef-opérateur Roger Deakins fait merveille. Ou encore, de façon radicalement
opposée (ces ruptures stylistiques sont une des forces du film), quand il filme
la première apparition du méchant Silva avec une étonnante économie de moyens,
le cadrant d’abord en plan d’ensemble éloigné pour finir par un gros plan au
terme d’un très lent et presque imperceptible travelling avant tandis que le
personnage, à l’inverse, s’approche de la caméra en marchant. Long
plan-séquence dont l’impression de quasi immobilité qu’il donne (on ne voit
guère que Silva s’avançant vers Bond assis en légère amorce à gauche) donne à
Javier Bardem le plaisir d’une entrée en scène aussi suave que fracassante.
Façon de procéder très atypique dans ce genre de production et qui laisse toute
latitude aux acteurs pour s’exprimer -- et Bardem ne s’en prive pas ici où il prend
(et le spectateur avec lui) un plaisir non dissimulé à jouer dans la continuité une scène au surplus
particulièrement bien écrite. Sans doute faut-il voir les traces de son
activité de metteur en scène de théâtre dans cette liberté que Mendes donne à
ses acteurs -- mais une liberté surveillée et très
précisément dirigée.
Il y a enfin, anniversaire oblige, un
goût prononcé et bien venu pour une sorte d’inventaire plein d’humour et d’élégance
en forme de retour vers le passé, notamment quand Bond sort de ce grenier de l’Histoire
dont j’ai déjà parlé la bonne vieille Aston-Martin qu’accompagne le thème
composé il y a donc cinquante ans par Monty Norman. Ou aussi cette fin en
Ecosse -- clin d’œil discret au James
Bond historique que demeure Sean
Connery dont on sait l’attachement pour sa terre natale. Ou encore cette façon
très adroite de boucler la boucle en reconvertissant une agent de terrain
calamiteuse en secrétaire du nouveau M (Ralph Fiennes) sous le nom de…
Moneypenny.
Mais Sam Mendes ne se laisse pas pour
autant inhiber par les fastes de la commémoration et, peu soucieux des étiquettes
et des règles, il parvient à faire exploser les limites du genre. Car si son
film respecte, et avec quel panache, les conventions du récit d’espionnage et d’aventure,
il le prolonge par une réflexion sur les dangers des temps de l’après-guerre
froide et plus encore par des préoccupations plus intimes qui en font (classification
détestable) un vrai film d’auteur où l’on retrouve sa fascination pour les
personnages névrosés à la sexualité ambigüe et pour les rapports familiaux complexes
et ténébreux.
Comme toujours, le générique final nous
annonce que « James Bond reviendra ». On ne sait qui prendra les
commandes du prochain opus, mais, Mendes ayant placé la barre particulièrement
haut, on peut d’ores et déjà, et sans la moindre ironie, lui souhaiter bon courage.
[1]
Le personnage imaginé par Ian Fleming au début des années 50 (« Casino
Royale », premier roman de la série, fut publié en 1953) serait né, lui,
entre 1920 et 1924 -- ce qui en fait donc un… nonagénaire.
[2]
Que Bond présente comme son hobby
préféré.
[3]
On sait l’importance des souterrains, des caves, des grottes, des puits (et de
leurs éventuels prolongements psychanalytiques) dans l’univers de Fritz Lang,
de ses premiers Mabuse muets à son
diptyque indien (Le Tigre du Bengale/Der
Tiger von Eschnapur et Le Tombeau
Hindou/Das Indische Grabmal, 1958) en passant par le merveilleux Moonfleet ( Les Contrebandiers de Moonfleet, 1954), illustration parfaite de
toutes les peurs et les fascinations du monde de l’enfance. Je regrette de n’avoir pas abordé cet aspect
du film de Christopher Nolan, qui m’apparaît majeur après l’avoir revu. Un jour
prochain, peut-être.
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