5 novembre 2012

Le côté obscur du héros.


Skyfall, de Sam Mendes (2012).

            Difficile d’ignorer, la nouvelle ayant été répandue à grand renfort de trompe, que James Bond est aujourd’hui, au cinéma[1], un fringant quinquagénaire. Fringant ? C’est à voir tant, pour le nouvel establishment de la sécurité, il semble faire partie de ces objets obsolètes mais éventuellement attendrissants, car chargés de souvenirs, qu’on range à jamais dans les greniers de l’Histoire. L’affaire se veut donc entendue : face aux Jason Bourne et autres agents mutants et dopés au tout numérique, face à ces petits génies de l’informatique capables de semer mort et destruction en pressant d’un index désinvolte sur une touche de clavier, le vieux 007 ne fait apparemment plus le poids. N’échoue-t-il pas lamentablement aux différents tests qu’on lui impose, ne reprenant du service que par protection  --  merci M  (Judi Dench), devenue pour le coup une curieuse maman de substitution. Il s’agissait donc de donner une seconde jeunesse à notre cher Bond en lui faisant paradoxalement suivre une cure de cinéma à l’ancienne. Ce que comprenant, les producteurs ont décidé avec intelligence de faire appel à un metteur en scène de qualité qu’on n’imaginait guère voir embarquer un jour sur une semblable galère  --  ou plutôt sur un galion aussi vénérable. Opération en tous points réussie, disons-le tout net, et au-delà même de ce que l’on pouvait espérer.

Il y a d’abord, première excellente surprise, les personnages, moins monolithiques que de coutume. Mendes et ses scénaristes prennent le temps de leur prêter une existence et un passé qui dépassent de loin les stéréotypes habituels. Une autre histoire apparaît peu à peu en filigrane, un peu opaque et qui rejoint d’une certaine façon le monde trouble d’un Le Carré, où marchandage et trahison sont les deux mamelles du renseignement. Ainsi le personnage de M, étonnement développé cette fois, apparaît plus ténébreux qu’on ne l’imaginait ; le méchant de service, Silva (Javier Bardem) agit moins par mégalomanie ou cupidité que pour régler des problèmes personnels en pratiquant une forme de psychanalyse particulièrement explosive ; et Bond lui-même recèle sa part d’ombre que le cinéaste se plaît à débusquer ici. Alors que l’on pense pendant la plus grande partie du film que « Skyfall » est le nom de code d’on ne sait trop quelle opération secrète visant à démasquer ou protéger des agents infiltrés, c’est à la fin seulement que sa signification nous est révélée, en partie seulement d’ailleurs et pas du tout dans le sens que l’on croyait. Assez proche en cela de son compatriote Christopher Nolan et dans un genre généralement peu rompu aux subtilités psychologiques, Mendes scrute le côté obscur de son héros dont la mort et la résurrection[2] (exactement comme dans la série Dark Knight) passent par une connaissance et une familiarité avec des profondeurs souterraines très langiennes[3]. Peut-être faut-il voir aussi dans cette épaisseur romanesque inattendue l’apport de John Logan, bon scénariste pour Martin Scorsese (Aviator et Hugo Cabret) et Tim Burton (Sweeney Todd), auteur de théâtre réputé outre-Atlantique et également scénariste et co-producteur d’une récente adaptation cinématographique  du Coriolan de Shakespeare par Ralph Fiennes.

Il y a ensuite la mise en scène elle-même, d’un élégant classicisme. Le film contient certes son lot de scènes spectaculaires, c’est la loi du genre, et on serait fort déçu de ne les point trouver, mais en nombre finalement modéré et filmées avec beaucoup de simplicité et de probité, c'est-à-dire sans effets inutiles et avec (nous dit-on) jamais plus de deux caméras. Sans doute bien soutenu par un metteur en scène de seconde équipe particulièrement efficient (Alexander Witt), Mendes réussit une séquence d’ouverture à couper le souffle et bien dans les règles du genre, mais on pourra lui préférer une  poursuite d’anthologie dans le métro londonien, menée de main de maître  --  étonnant coup de chapeau à Hitchcock, De Palma et Fuller réunis.

Au-delà cependant de ces passages obligés et ô combien plaisants, Mendes sait poser son récit en prenant son temps, mettre en place une scène, investir un décor (voir ainsi ses longs mouvements d’appareil sinueux dans le casino de Macao), filmer des dialogues souvent brillants, sans pour autant se croire obligé de faire les pieds au mur comme pour un clip vidéo ou un spot publicitaire. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il renonce à un brio dont il sait au contraire éblouir son spectateur comme dans la  séquence de Shanghai où il saisit tout un jeu de lumières et de reflets en un subtil théâtre d’ombres (chinoises évidemment), hommage à peine déguisé à Orson Welles et où le travail du chef-opérateur Roger Deakins fait merveille. Ou encore, de façon radicalement opposée (ces ruptures stylistiques sont une des forces du film), quand il filme la première apparition du méchant Silva avec une étonnante économie de moyens, le cadrant d’abord en plan d’ensemble éloigné pour finir par un gros plan au terme d’un très lent et presque imperceptible travelling avant tandis que le personnage, à l’inverse, s’approche de la caméra en marchant. Long plan-séquence dont l’impression de quasi immobilité qu’il donne (on ne voit guère que Silva s’avançant vers Bond assis en légère amorce à gauche) donne à Javier Bardem le plaisir d’une entrée en scène aussi suave que fracassante. Façon de procéder très atypique dans ce genre de production et qui laisse toute latitude aux acteurs pour s’exprimer  --  et Bardem ne s’en prive pas ici où il prend (et le spectateur avec lui) un plaisir non dissimulé à jouer dans la continuité une scène au surplus particulièrement bien écrite. Sans doute faut-il voir les traces de son activité de metteur en scène de théâtre dans cette liberté que Mendes donne à ses acteurs  --  mais une liberté surveillée et très précisément dirigée.

Il y a enfin, anniversaire oblige, un goût prononcé et bien venu pour une sorte d’inventaire plein d’humour et d’élégance en forme de retour vers le passé, notamment quand Bond sort de ce grenier de l’Histoire dont j’ai déjà parlé la bonne vieille Aston-Martin qu’accompagne le thème composé il y a donc cinquante ans par Monty Norman. Ou aussi cette fin en Ecosse  -- clin d’œil discret au James Bond historique que demeure Sean Connery dont on sait l’attachement pour sa terre natale. Ou encore cette façon très adroite de boucler la boucle en reconvertissant une agent de terrain calamiteuse en secrétaire du nouveau M (Ralph Fiennes) sous le nom de… Moneypenny.

Mais Sam Mendes ne se laisse pas pour autant inhiber par les fastes de la commémoration et, peu soucieux des étiquettes et des règles, il parvient à faire exploser les limites du genre. Car si son film respecte, et avec quel panache, les conventions du récit d’espionnage et d’aventure, il le prolonge par une réflexion sur les dangers des temps de l’après-guerre froide et plus encore par des préoccupations plus intimes qui en font (classification détestable) un vrai film d’auteur où l’on retrouve sa fascination pour les personnages névrosés à la sexualité ambigüe et pour les rapports familiaux complexes et ténébreux.

Comme toujours, le générique final nous annonce que « James Bond reviendra ». On ne sait qui prendra les commandes du prochain opus, mais, Mendes ayant placé la barre particulièrement haut, on peut d’ores et déjà, et sans la moindre ironie,  lui souhaiter bon courage.



[1] Le personnage imaginé par Ian Fleming au début des années 50 (« Casino Royale », premier roman de la série, fut publié en 1953) serait né, lui, entre 1920 et 1924  --  ce qui en fait donc un… nonagénaire.
[2] Que Bond présente comme son hobby préféré.
[3] On sait l’importance des souterrains, des caves, des grottes, des puits (et de leurs éventuels prolongements psychanalytiques) dans l’univers de Fritz Lang, de ses premiers Mabuse muets à son diptyque indien (Le Tigre du Bengale/Der Tiger von Eschnapur et Le Tombeau Hindou/Das Indische Grabmal, 1958) en passant par le merveilleux Moonfleet ( Les Contrebandiers de Moonfleet, 1954), illustration parfaite de toutes les peurs et les fascinations du monde de l’enfance.  Je regrette de n’avoir pas abordé cet aspect du film de Christopher Nolan, qui m’apparaît majeur après l’avoir revu. Un jour prochain, peut-être.

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