Réédition de State of the Union (L’Enjeu), de Frank Capra (1948).
Pendant une petite dizaine d’années,
de 1939 à 1948, Frank Capra réalisa ce qui était un de ses vœux les plus chers (après
avoir eu son nom au-dessus du titre[1],
signe absolu de réussite sociale et professionnelle) : obtenir son
indépendance en créant sa propre maison de production sous la bannière ô
combien symbolique de Liberty Film Inc. Il venait alors de réaliser Mr. Smith Goes to Washington (M. Smith au Sénat, 1939) et Meet John Doe (L’Homme de la rue) suivit en 1941
-- les deux premiers volets d’une
trilogie politique que State of the Union
allait conclure en 1948. Un film dont la réédition aujourd’hui ne manque pas
d’une certaine opportunité puisqu’il décrit les tractations et autres
manifestations menant à la désignation d’un candidat pour les élections
présidentielles américaines.
On retrouve ici tout ce qui fonde le
cinéma de Capra dans une perspective politique populiste dont j’ai eu l’occasion
de parler à propos du film de Cameron Crow, Nouveau
Départ (We Bought a Zoo). Un
industriel self-made-man, Grant
Matthews (Spencer Tracy), se laisse convaincre par une patronne de presse
autoritaire et ambitieuse (Angela Lansbury) et un vieux politicien cynique,
Conover (Adolphe Menjou), d’être candidat à la présidence des Etats-Unis. Il
traverse par ailleurs une grave crise matrimoniale avec sa femme Mary
(Katherine Hepburn) -- d’où le double sens du titre original du film
qui évoque autant l’état de l’Union que la situation en voie de désunion de son
couple. Ceux qui le soutiennent et le conseillent pensent avoir trouvé avec lui
un homme de paille inespéré qu’ils pourront utiliser et manipuler à leur guise
et surtout dans le sens de leurs intérêts. D’abord réticent et soucieux de
préserver ses convictions profondes (celles, populistes, de Capra lui-même), il
finit par se prendre au jeu en acceptant petits marchandages et grandes
compromissions avant de se ressaisir sous la bonne influence de sa femme
(« Cette femme lui serine que la vérité est sacrée », remarque
Conover, dépité) et de renoncer à sa candidature tout en promettant de
surveiller de près le comportement des hommes politiques, qu’ils soient
démocrates ou républicains.
Réalisé moins de dix ans après Mr. Smith, State of the Union en reprend en fait tous les thèmes majeurs (mais
malheureusement sur un mode mineur) : des politiciens roués et corrompus
qui pensent pouvoir manipuler un innocent[2]
sans qu’il s’en rende compte ; la mainmise d’une classe politique sans
scrupules ni réelles convictions sur l’état fédéral (pour Conover, la seule
différence entre Démocrates et Républicains, c’est qu’«ils sont dans la place
et que nous n’y sommes pas») ; le pouvoir de médias qui influencent
malhonnêtement l’opinion publique, avec ici l’accent mis sur l’arrivée toute
récente de la télévision ; la prise de conscience du héros un instant
égaré et qui parvient à rallier les gens (le peuple) à sa cause. Le discours en
lui-même n’a guère changé, qui prétend toujours combattre les ismes
totalitaires -- fascisme et communisme. Pour Matthews, homme
du peuple et resté proche du peuple (une scène le montre se livrant d’égal à
égal à des gamineries aériennes avec un de ses employés), ouvriers et patrons
« n’existent pas les uns sans les autres » et c’est le courage et
l’imagination et non la lutte des classes qui ont fait l’Amérique. « Vous,
les hommes politiques, vous déchirez le pays pour avoir des voix », dit-il
à Conover alors qu’il entend lui-même s’adresser directement au peuple :
« Il vaut mieux s’adresser aux petites gens qu’aux puissants » parce
que « les gens ne résistent pas à la sincérité » et ceux qu’il rencontre
lui rendent bien l’estime qu’il leur porte et comprennent qu’il n’est pas comme
les autres et s’exprime sans langue de bois ni arrière-pensées douteuses --
« Le monde a plus besoin d’honnêtes hommes que de
présidents », lui rappelle sa femme.
Pas plus ici que dans Mr. Smith Capra n’est tendre avec les
politiciens professionnels pour lesquels « un bon président, c’est d’abord
celui qui est élu », et peu importe les moyens. Davantage que par la quête
du bien commun et la « poursuite du bonheur », ils sont guidés
par leurs intérêts personnels -- obtenir la meilleure part du gâteau et
procurer des sinécures aux amis. Leur idéal, que dénonce Matthews à la toute
fin du film, c’est « le mensonge et la corruption » et pour eux,
Conover l’affirme avec cynisme, « les électeurs ne comptent pas ». Il
faut donc que se dresse sur leur chemin une de ces grandes figures mythiques
que Capra aime à citer (les Washington, les Jefferson, les Lincoln), parfois
parties de rien comme Grant[3]
à propos duquel M. Deeds (dans Mr. Deeds
Goes to Town/L’Extravagant M. Deeds, 1936) fait remarquer qu’il n’y a qu’en
Amérique qu’un fermier peut devenir président. Et Conover de dire à Mary, dans
un de ses rares moments de sincérité (mais une sincérité très
intéressée) : « Quiconque veut devenir président des Etats-Unis
mérite une chance ».
State
of the Union s’achève certes à la grande confusion des
« méchants ». Mais, bien que Matthews affirme que « les
tricheurs sont vite démasqués en Amérique », on a le sentiment que cette
fois le cœur n’y est plus. On est alors (1948) en pleine « chasse aux
sorcières » -- et Adolphe Menjou, qui interprète Conover,
fut un des plus zélés délateurs. L’optimisme habituel de Capra paraît
singulièrement battu en brèche quand le discours final de Matthews (« Je
me suis vendu », avoue-t-il) se charge d’amertume. Le petit monde de Capra
a évolué -- et, semble-t-il, pas pour le meilleur. Il y
met notamment en scène pour la première fois un personnage de grand capitaine
d’industrie dont il n’est pas fait mystère de la fortune financière. Ni l’idéologie populiste,
ni Capra n’étaient particulièrement opposés à l’argent bien que son caractère
qu’ils jugeaient corrupteur leur inspirât une certaine méfiance. Mais jusqu’ici
ses personnages « politiques » incarnaient des valeurs à la fois plus
modestes (ils sont issus de la classe moyenne et viennent d’une petite ville de
province) et en même temps plus ambitieuses puisque ce sont les valeurs les
plus profondes et les plus intangibles d’une certaine Amérique qu’ils
défendent. Matthews le dit lui-même : « L’argent n’est pas le rêve
américain. C’est le bien-être et la liberté du monde qui comptent ». Mais
le ver est dans le fruit et Matthews ne donne pas la même image d’innocente
mais inflexible détermination que M. Smith ou « John Doe » --
c'est-à-dire Monsieur Tout-le-monde. Sans doute se ressaisit-il in extremis mais sans grande conviction.
On ne sent guère plus de conviction
dans la mise en scène de Capra, rarement aussi peu inspirée et même parfois
comme négligée -- avec notamment un nombre de faux-raccords
indigne de son talent. Il semble ici se répéter et même s’ennuyer, incapable
semble-t-il d’exploiter les nombreuses richesses du tandem que forment Spencer
Tracy et Katharine Hepburn -- mais en
avait-il vraiment envie, lui qui paraît se forcer à vouloir faire rire en de
(trop) rares moments. L’époque, avec ses incertitudes devenues planétaires (le
film évoque rapidement le péril nucléaire), annonçait un monde d’où ses rêves
seraient définitivement exclus -- à commencer par son indépendance de cinéaste,
State of the Union étant la dernière
production de Liberty Film Inc. Quelque chose s’était à jamais brisé -- et
la réussite de Pocketful of Miracles
(Milliardaire pour un jour, 1961),
son chant du cygne treize ans plus tard, n’y changerait rien. Alors en conflit
avec sa vedette et producteur associé Glenn Ford, il finit par céder, non sans
amertume. Lui aussi, à sa façon, il s’était vendu --
même s’il pouvait tirer sa révérence sans honte et sur un ultime grand
film.
[1]
« The Name Above the Title », c’est aussi le titre de son
autobiographie publiée en 1971 et traduite en français en 1976 chez Stock sous
le titre « Hollywood Story ».
[2]
Au sens de l’innocence américaine des premiers âges (ceux des Pères Fondateurs), une innocence
qui sous-tend toutes les valeurs défendues par Capra.
[3] Qui est
aussi, hasard ou pas, le prénom de Matthews.
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