Réédition de Dishonored (Agent X 27, 1931) et de Shanghai
Express (1932) de Josef von Sternberg.
Quelle place mérite vraiment Josef
von Sternberg dans l’histoire du cinéma, quand on sait que bon nombre
d’historiens et de critiques le tiennent en très haute estime, évoquant même
parfois un auteur de génie ? Force est de constater d’ailleurs, à voir ou
revoir ses films, et en particulier ceux de la période Dietrich comme les deux
que l’Action-Christine propose aujourd’hui en réédition après L’Impératrice rouge (The Scarlet Empress, 1934) il y a seulement
quelques mois, force est de constater donc la cohérence extrême de sa démarche
qui en fait même, d’une certaine façon, une caricature d’auteur. Mais une large
part de sa filmographie reste finalement dans l’ombre (la période muette
notamment) et sans doute, si l’on ose dire, l’arbre Dietrich cache-t-il la
forêt d’une œuvre autrement plus diverse qu’on ne l’imagine.
Peu de cinéastes auront eu comme lui le
sentiment d’une supériorité artistique et d’une infaillibilité esthétique qui
l’ont souvent amené à dénigrer l’apport de ses propres collaborateurs -- à
commencer par le scénariste Jules Furthman (celui de Shangai Express entre autre) ou ses différents chefs-opérateurs,
quand il assure avoir éclairé lui-même ses images. Ainsi, dans une pose d’une
hautaine arrogance, se revendique-t-il comme le seul auteur de ses films (une
conception, soit dit en passant, bien plus européenne qu’américaine), affirmant
de la sorte une volonté démiurgique jamais démentie. Le personnage n’était
semble-t-il guère sympathique (il ne sort pas grandi du portrait qu’en brosse
Kevin Brownlow[1]),
mais après tout, quantité d’artistes, et non des moindres, ont été de petits
hommes sans que leur génie en ait été hypothéqué pour autant.
Réalisé en 1931 immédiatement après Morocco (Cœurs brûlés, 1930), Dishonored
étonne d’abord par son manque de flamboyance visuelle, très peu dans le ton du
Sternberg baroque voire rococo que l’on connaît. L’année suivante (entretemps
il a réalisé Une Tragédie américaine/An
Americain Tragedy, d’après le roman de Dreiser), le cinéaste corrigera le
tir avec Shanghai Express, beaucoup
plus travaillé sur le plan formel. Comme souvent chez lui, le scénario de Dishonored (dont il est en grande partie
l’auteur) ne brille guère par son inventivité. Au cours de la guerre de 14/18,
le chef des services secrets austro-hongrois (Gustav von Seyffertitz) recrute
une jeune veuve tombée dans la prostitution, Marie (Marlene Dietrich), parce
qu’il l’entend dire par hasard qu’elle n’a peur ni de la vie ni de la mort.
Jouant de ses charmes, elle démasque un général félon (Warner Oland) mais
permet à un agent russe dont elle est tombée amoureuse (Victor McLaglen) de s’échapper. Elle sera
fusillée pour trahison. Intrigue linéaire, pauvre en péripéties, aux
protagonistes de peu d’intérêt et qui repose essentiellement sur le personnage
de Marie, victime pour ainsi dire consentante d’un destin que, paradoxalement,
elle maîtrise de bout en bout, jusque dans ses développements les plus
dramatiques. Ange (bleu ?) déchu et qui s’assume comme tel, c’est à
travers son devoir patriotique d’abord, son amour pour un ennemi ensuite et sa
mort enfin qu’elle trouvera le chemin de la rédemption. « Ma vie a été
misérable, dit-elle en substance, j’aurai au moins une belle mort ». Le
film s’inscrit entre deux mêmes gestes qui se font écho lorsque Marie réajuste
ses bas dans le plan d’ouverture du film et au moment d’être fusillée. Ce sont
d’ailleurs les séquences finales, quand Dietrich se sublime pour mieux se
sacrifier, que Sternberg réussit le mieux
-- et notamment ce plan
admirablement composé où Marie joue du piano dans sa cellule (sic) en attendant
son exécution, et c’est moins par la qualité de ses images ou de ses mouvements
d’appareil que par l’utilisation très inhabituelle des bruits et de la musique
(dont Marie se sert pour transmettre ses renseignements) que le film trouve son
originalité. Curieusement mal à l’aise, Sternberg rate ainsi une séquence aussi
riche en possibilités visuelles que l’est celle du bal masqué -- et
l’on se surprend à imaginer tout ce qu’un Ophuls aurait su en tirer. Se concentrant
sur le personnage de Marie et le jeu de Marlene Dietrich, sophistiqué au point
d’en devenir volontairement artificiel, Sternberg semble (faussement) se
désintéresser de ses autres acteurs
-- et en particulier d’un Victor
McLaglen singulièrement déplacé. Gary Cooper devait tenir le rôle, mais après
l’expérience de Morocco il n’était
plus question pour lui de tourner à nouveau sous la férule du cinéaste, et l’on
dut alors se rabattre sur McLaglen.
Cette sorte de mépris dictatorial
pour les acteurs se retrouve dans Shanghai
Express où Sternberg leur imposa de parler sur un ton monotone et ennuyeux.
« Tout le monde doit parler comme un train », se justifia-t-il auprès
de Clive Brook qui se plaignait de devoir jouer de cette façon[2].
Le scénario cependant, dû à Jules Furthman, est nettement plus travaillé que
celui de Dishonored, tant au niveau
de l’intrigue que des personnages. On y retrouve tous les ingrédients qui
fondent un sous-genre souvent plaisant : le film de train. S’y retrouvent quelques personnages bien typés
(l’aventurière, le militaire, la vieille dame excentrique, le clergyman un peu
raide, et ainsi de suite) coincés dans un espace réduit et soumis le temps d’un
voyage entre Shanghai et Pékin à des péripéties certes fantaisistes mais que le
contexte troublé de l’époque autorise. Là encore, c’est moins l’histoire en
elle-même qui intéresse Sternberg (et qu’il ne se préoccupe guère d’exploiter
et de mettre en valeur) que ses prolongements esthétiques. Ainsi trouve-t-il un
terrain particulièrement favorable dans le contexte exotique d’une Chine
complètement réinventée. « Je ne connaissais rien à la Chine quand j’ai
fait Shanghai Express. (…) Je
n’apprécie pas la manie de l’authenticité. (…) Ce que je cherche est l’illusion
de la réalité, non pas la réalité elle-même. Il n’y a rien d’authentique dans
mes films »[3].
Sternberg convoque donc tous les stéréotypes d’un imaginaire pittoresque qui
composent une Chine non point telle qu’elle est mais telle que lui-même la
souhaite -- un Extrême-Orient en forme de rêverie
échappée d’une fumerie d’opium.
Au-delà de cet exotisme qu’on peut
juger facile mais qui fonctionne admirablement bien, Sternberg utilise aussi
avec beaucoup d’habileté l’univers clos du train dont fenêtres et portes
coulissantes lui permettent de fragmenter l’espace en jouant sur différents
plans qui amplifient une profondeur de champ que l’exiguïté des wagons devrait
interdire. Il renforce encore le noir et blanc de ses images très contrastées
par d’heureux effets de fumée (cigarette ou locomotive) ou l’usage décoratif qu’il
fait de l’impressionnante garde-robe aux tons sombres de Shanghai-Lily -- plumes,
voilettes, fourrures, gants de cuir et collier de perles. Bien que demeurant
avant tout soucieux de son cadre et de ses lumières, Sternberg ne gomme pas
trop cette fois une intrigue non exempte de suspense et de moments forts -- en
dépit du caractère convenu de ses personnages (mais c’est la loi du genre, et
au moins existent-ils un peu) et du jeu privé de relief qu’il impose à ses
acteurs, dont certains parviennent d’ailleurs à s’affranchir (ainsi le couple
amusant que composent Eugene Pallette et Louise Closser Hale).
Mais c’est bien évidemment autour de
l’archétype mélodramatique d’une femme amoureuse victime de son passé et qui ne
trouve de rédemption qu’en se sacrifiant pour l’homme qu’elle aime que se
cristallise Shanghai Express --
rejoignant du même coup Dishonored
dans la construction du mythe Dietrich. A ce titre, et bien mieux que Dishonored, ce film-là occupe une place particulièrement
lumineuse dans la galaxie hollywoodienne.
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