29 octobre 2012

Un mythe en construction.


Réédition de Dishonored (Agent X 27, 1931) et de Shanghai Express (1932) de Josef von Sternberg.

            Quelle place mérite vraiment Josef von Sternberg dans l’histoire du cinéma, quand on sait que bon nombre d’historiens et de critiques le tiennent en très haute estime, évoquant même parfois un auteur de génie ? Force est de constater d’ailleurs, à voir ou revoir ses films, et en particulier ceux de la période Dietrich comme les deux que l’Action-Christine propose aujourd’hui en réédition après L’Impératrice rouge (The Scarlet Empress, 1934) il y a seulement quelques mois, force est de constater donc la cohérence extrême de sa démarche qui en fait même, d’une certaine façon, une caricature d’auteur. Mais une large part de sa filmographie reste finalement dans l’ombre (la période muette notamment) et sans doute, si l’on ose dire, l’arbre Dietrich cache-t-il la forêt d’une œuvre autrement plus diverse qu’on ne l’imagine.

Peu de cinéastes auront eu comme lui le sentiment d’une supériorité artistique et d’une infaillibilité esthétique qui l’ont souvent amené à dénigrer l’apport de ses propres collaborateurs  --  à commencer par le scénariste Jules Furthman (celui de Shangai Express entre autre) ou ses différents chefs-opérateurs, quand il assure avoir éclairé lui-même ses images. Ainsi, dans une pose d’une hautaine arrogance, se revendique-t-il comme le seul auteur de ses films (une conception, soit dit en passant, bien plus européenne qu’américaine), affirmant de la sorte une volonté démiurgique jamais démentie. Le personnage n’était semble-t-il guère sympathique (il ne sort pas grandi du portrait qu’en brosse Kevin Brownlow[1]), mais après tout, quantité d’artistes, et non des moindres, ont été de petits hommes sans que leur génie en ait été hypothéqué pour autant.

            Réalisé en 1931 immédiatement après Morocco (Cœurs brûlés, 1930), Dishonored étonne d’abord par son manque de flamboyance visuelle, très peu dans le ton du Sternberg baroque voire rococo que l’on connaît. L’année suivante (entretemps il a réalisé Une Tragédie américaine/An Americain Tragedy, d’après le roman de Dreiser), le cinéaste corrigera le tir avec Shanghai Express, beaucoup plus travaillé sur le plan formel. Comme souvent chez lui, le scénario de Dishonored (dont il est en grande partie l’auteur) ne brille guère par son inventivité. Au cours de la guerre de 14/18, le chef des services secrets austro-hongrois (Gustav von Seyffertitz) recrute une jeune veuve tombée dans la prostitution, Marie (Marlene Dietrich), parce qu’il l’entend dire par hasard qu’elle n’a peur ni de la vie ni de la mort. Jouant de ses charmes, elle démasque un général félon (Warner Oland) mais permet à un agent russe dont elle est tombée amoureuse  (Victor McLaglen) de s’échapper. Elle sera fusillée pour trahison. Intrigue linéaire, pauvre en péripéties, aux protagonistes de peu d’intérêt et qui repose essentiellement sur le personnage de Marie, victime pour ainsi dire consentante d’un destin que, paradoxalement, elle maîtrise de bout en bout, jusque dans ses développements les plus dramatiques. Ange (bleu ?) déchu et qui s’assume comme tel, c’est à travers son devoir patriotique d’abord, son amour pour un ennemi ensuite et sa mort enfin qu’elle trouvera le chemin de la rédemption. « Ma vie a été misérable, dit-elle en substance, j’aurai au moins une belle mort ». Le film s’inscrit entre deux mêmes gestes qui se font écho lorsque Marie réajuste ses bas dans le plan d’ouverture du film et au moment d’être fusillée. Ce sont d’ailleurs les séquences finales, quand Dietrich se sublime pour mieux se sacrifier, que Sternberg réussit le mieux  --  et notamment ce plan admirablement composé où Marie joue du piano dans sa cellule (sic) en attendant son exécution, et c’est moins par la qualité de ses images ou de ses mouvements d’appareil que par l’utilisation très inhabituelle des bruits et de la musique (dont Marie se sert pour transmettre ses renseignements) que le film trouve son originalité. Curieusement mal à l’aise, Sternberg rate ainsi une séquence aussi riche en possibilités visuelles que l’est celle du bal masqué  --  et l’on se surprend à imaginer tout ce qu’un Ophuls aurait su en tirer. Se concentrant sur le personnage de Marie et le jeu de Marlene Dietrich, sophistiqué au point d’en devenir volontairement artificiel, Sternberg semble (faussement) se désintéresser de ses autres acteurs  --  et en particulier d’un Victor McLaglen singulièrement déplacé. Gary Cooper devait tenir le rôle, mais après l’expérience de Morocco il n’était plus question pour lui de tourner à nouveau sous la férule du cinéaste, et l’on dut alors se rabattre sur McLaglen.

            Cette sorte de mépris dictatorial pour les acteurs se retrouve dans Shanghai Express où Sternberg leur imposa de parler sur un ton monotone et ennuyeux. « Tout le monde doit parler comme un train », se justifia-t-il auprès de Clive Brook qui se plaignait de devoir jouer de cette façon[2]. Le scénario cependant, dû à Jules Furthman, est nettement plus travaillé que celui de Dishonored, tant au niveau de l’intrigue que des personnages. On y retrouve tous les ingrédients qui fondent un sous-genre souvent plaisant : le film de train. S’y retrouvent  quelques personnages bien typés (l’aventurière, le militaire, la vieille dame excentrique, le clergyman un peu raide, et ainsi de suite) coincés dans un espace réduit et soumis le temps d’un voyage entre Shanghai et Pékin à des péripéties certes fantaisistes mais que le contexte troublé de l’époque autorise. Là encore, c’est moins l’histoire en elle-même qui intéresse Sternberg (et qu’il ne se préoccupe guère d’exploiter et de mettre en valeur) que ses prolongements esthétiques. Ainsi trouve-t-il un terrain particulièrement favorable dans le contexte exotique d’une Chine complètement réinventée. « Je ne connaissais rien à la Chine quand j’ai fait Shanghai Express. (…) Je n’apprécie pas la manie de l’authenticité. (…) Ce que je cherche est l’illusion de la réalité, non pas la réalité elle-même. Il n’y a rien d’authentique dans mes films »[3]. Sternberg convoque donc tous les stéréotypes d’un imaginaire pittoresque qui composent une Chine non point telle qu’elle est mais telle que lui-même la souhaite  --  un Extrême-Orient en forme de rêverie échappée d’une fumerie d’opium.

            Au-delà de cet exotisme qu’on peut juger facile mais qui fonctionne admirablement bien, Sternberg utilise aussi avec beaucoup d’habileté l’univers clos du train dont fenêtres et portes coulissantes lui permettent de fragmenter l’espace en jouant sur différents plans qui amplifient une profondeur de champ que l’exiguïté des wagons devrait interdire. Il renforce encore le noir et blanc de ses images très contrastées par d’heureux effets de fumée (cigarette ou locomotive) ou l’usage décoratif qu’il fait de l’impressionnante garde-robe aux tons sombres de Shanghai-Lily  --  plumes, voilettes, fourrures, gants de cuir et collier de perles. Bien que demeurant avant tout soucieux de son cadre et de ses lumières, Sternberg ne gomme pas trop cette fois une intrigue non exempte de suspense et de moments forts  --  en dépit du caractère convenu de ses personnages (mais c’est la loi du genre, et au moins existent-ils un peu) et du jeu privé de relief qu’il impose à ses acteurs, dont certains parviennent d’ailleurs à s’affranchir (ainsi le couple amusant que composent Eugene Pallette et Louise Closser Hale).

            Mais c’est bien évidemment autour de l’archétype mélodramatique d’une femme amoureuse victime de son passé et qui ne trouve de rédemption qu’en se sacrifiant pour l’homme qu’elle aime que se cristallise Shanghai Express  --  rejoignant du même coup Dishonored dans la construction du mythe Dietrich. A ce titre, et bien mieux que Dishonored, ce film-là occupe une place particulièrement lumineuse dans la galaxie hollywoodienne.



[1] Dans son livre de 1968, The Parade Goes By…, traduit en français voici peu : La Parade est passée…, Institut Lumière/Actes Sud, 2011.
[2] Cité par Kevin Brownlow, op. cit., p.326.
[3] Op.cit., p.338.

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