Amour,
de Michael Haneke (2012).
Disons-le d’entrée de jeu pour ne
plus avoir à y revenir : Amour,
le dernier film de Michael Haneke (et
récente Palme d’or cannoise) n’est pas plus une défense et illustration de
l’euthanasie que Le Ruban blanc
(2009, et autre Palme d’or) n’était une étude sur les racines obscures du
nazisme comme on a pu le dire et l’écrire ici ou là. Ce n’est pas non plus,
autant le savoir, une expérience plaisante et confortable --
mais a-t-on jamais attendu de Haneke un cinéma plaisant et
confortable ? Il n’y a rien là qui réjouisse ou qui attire, mais on a sans
doute affaire à un film nécessaire
-- comme on dit parfois d’un mal
qu’il est nécessaire.
Le prétexte du film, ne parlons pas
d’histoire au sens dramatique du terme tant le scénario refuse tout effet pour
s’en tenir à la nudité des faits, le prétexte donc ne brille guère par une
quelconque volonté d’originalité. Qu’on en juge plutôt : un couple d’octogénaires,
Anne (Emmanuelle Riva) et Georges (Jean-Louis Trintignant), bourgeois aisés et
cultivés, intellectuels et profondément artistes (ils sont l’un et l’autre musiciens),
se trouve brusquement confronté à la maladie, la déchéance physique, la mort et
la détresse morale qui les accompagne. Rien que de banal, on le voit, et même
de banalement ordinaire. Certains n’ont d’ailleurs pas manqué de le
souligner : fallait-il, deux longues heures durant, nous infliger par le
menu le spectacle sans gloire d’une fin de vie particulièrement pénible et dont
on a d’autant plus conscience qu’elle a peut-être été celle d’un de nos proches
et qu’elle sera un jour la nôtre -- si
l’on n’a pas la chance de « mourir en bonne santé »[1].
D’autres ont répondu en faisant valoir que rejeter un tel film au nom du bon
goût ou d’on ne sait quelle décence, c’était refuser de regarder en face la
vérité de la vie et de la mort -- notre humanité sans fard, en somme, dans ce
qu’elle a de peu aimable. On tranchera d’autant moins cette dispute qu’on
hésite soi-même à prendre parti tout au long d’un film qui, par la lenteur de
son rythme, laisse à son spectateur le temps de la réflexion. Alors, mal
nécessaire ou complaisance dans la description d’une humanité condamnée à la
dégradation et la souffrance ?
Il faut dire que le cinéaste ne fait
rien pour faciliter les choses -- mais peut-on le lui reprocher ? Il
enferme ses personnages, et nous avec eux, au plus proche d’eux, dans le huis-clos
d’un grand et bel appartement où l’air semble peu à peu se raréfier au point de
les étouffer. Le monde extérieur se réduit à quelques incursions de personnages
secondaires -- un couple de gardiens, des infirmières, un
ancien élève d’Anne (très joliment interprété par Alexandre Tharaud), enfin Eva
(Elisabeth Huppert), leur fille, et son mari. Elle seule s’interroge sur les
possibilités d’alternative à la longue attente funèbre que vivent ses parents ;
elle seule manifeste, par ses cris ou par ses larmes, des sentiments qu’on
pourrait qualifier d’humains par les désordres qu’ils provoquent. Car ce
couple, que le cinéaste observe froidement à la façon d’un entomologiste, n’apparaît-il
pas singulièrement inhumain, comme si
la vie s’était déjà arrêtée dans ce grand appartement où tout semble figé, à l’image
de ces dialogues très littéraires que le
cinéaste leur prête ou de ces paysages qui ornent les murs ? Nulle véritable émotion
n’affleure dans cette chronique glaçante et glacée ; nulle empathie pour
des personnages qu’on devrait apprendre à aimer mais qui finalement n’inspirent
guère qu’angoisse et même terreur
-- pour ne pas dire répulsion.
On retrouve là cette sorte de
rigorisme impitoyable qui traversait Le
Ruban blanc, cette froideur calviniste qui semble vouloir nous dire que l’homme
est irrémédiablement condamné, sans indulgence possible, et que c’est sur cette
terre que s’ouvre le long chemin de sa damnation. Comme sûr de la justesse
morale de son regard et de la supériorité esthétique de son cinéma, Haneke nous
plonge dans une atmosphère de mortification permanente et nous assène une
longue punition qu’il arrive qu’on subisse en fermant les yeux tant la peur
peut être forte parfois. Mais cependant, aussi discutable et pénible soit-elle,
la démonstration se révèle magistrale. Même si l’on préfère soi-même un cinéma
moins sévère tant sur le fond que sur la forme, on ne peut qu’être admiratif de
la façon dont le cinéaste investit son unique décor et sait exploiter dans ce
cadre exigu toutes les ressources d’une mise en scène particulièrement
aboutie -- bien soutenue il est vrai par le remarquable
travail d’éclairage du grand Darius Khondji. Sans parler de ce qu’il parvient à
obtenir de ses acteurs, et comment ne pas saluer ici le courage exceptionnel d’Emmanuelle
Riva, bientôt quatre-vingt six ans, dans un rôle qu’il fallait oser aborder
puis assumer. Il y là quelque chose d’indiscutable et même d’écrasant -- un
film qu’on admire avec révérence et respect, sans pour autant l’aimer vraiment.
Vous avez dit Amour ?
[1]
J’emprunte cette belle formule (qui vient peut-être de Pierre Dac) à Jean-Louis
Trintignant dans l’entretien donné à Télérama,
n°3275 du 20 octobre 2012.
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