12 octobre 2012

Un fascinant jeu de miroirs et de tiroirs.


Dans la maison, de François Ozon (2012).

            Il faut toujours se méfier des bandes-annonces, trompeuses par vocation. La plupart mettent l’eau à la bouche du spectateur, au risque de la déception, quand quelques-unes le laissent dubitatif, voire vaguement inquiet  --  celle de Dans la maison est du nombre. Hé quoi, allait-on nous resservir pour la énième fois un de ces faits divers, pittoresques mais en général insipides, inspirés de faits réels, pour reprendre le mantra qui dorénavant excuse et justifie tout ? Ou s’agit-il au contraire d’un jeu de tromperie rien moins que réaliste et qui commence, précisément, dès la bande-annonce ?

            L’histoire, il est vrai, démarre sur des bases on ne peut plus réalistes. Quelque part en France, dans un lycée qui entend précéder les circulaires officielles en illustrant l’égalité républicaine par le port de l’uniforme pour tous les élèves, un professeur, M. Germain (Fabrice Luchini, d’une remarquable sobriété), encourage un de ses élèves à écrire. Lui-même écrivain raté, il croit déceler de réelles qualités littéraires chez ce Claude (Ernst Humauer) qui lui raconte sous une forme feuilletonnesque (les « à suivre » abondent) comment, prétendant  l’aider en mathématiques, il s’est introduit dans la maison de son ami Rapha (Bastien Ughetto) dont il décrit la famille avec une ironie légèrement méprisante, du père un peu beauf (Denis Ménochet) à la mère qui dégage cette « odeur si singulière des femmes de la classe moyenne » (Emmanuelle Seigner).

            Très vite cependant, par petites touches Ozon brouille les pistes, en saisissant le regard vaguement inquiétant de l’adolescent ou en insistant sur la place qu’il a choisie dans la classe, tout au fond, là où l’on voit tout le monde sans que personne ne vous voit. Et puis, suivant en cela les conseils de son professeur, Claude modifie son histoire, revient sur ce qu’il a écrit, se laisse aller à des repentirs, et la question se pose de savoir si ce qu’il rapporte est conforme à la réalité ou inventé de toutes pièces. Le doute s’installe et se développe, sournoisement, tandis que M. Germain, qui se prend au jeu, lui explique, dans une saisissante démonstration au tableau noir, comment organiser une intrigue, avant de lui proposer des améliorations et de lui conseiller des lectures. Fait-il là autre chose que son métier de professeur consciencieux ?

            Se met alors en place un fascinant jeu de miroirs et de tiroirs dont on se demande qui en tire les ficelles, du professeur, qui projette ses frustrations d’écrivain raté et de mari privé d’enfant, ou de l’élève, qui pénètre de plus en plus profondément dans l’intimité de la maison et de ses habitants. Car Claude se laisse très vite griser par sa toute-puissance manipulatrice et le rôle de coucou qu’il joue au sein de la famille de Rapha,  mais sans trop savoir s’il veut être l’amant de la mère ou le fils à la place du fils qui lui-même nourrit pour son « meilleur ami » des sentiments pour le moins équivoques  --  références au Théorème de Pasolini que cite d’ailleurs M. Germain. Ce même M. Germain, qui ne peut bientôt plus se passer des textes de plus en plus sulfureux de l’apprenti écrivain  --  faut-il dire de l’apprenti sorcier ? Comme dans le récent Elle s’appelle Ruby , il y a là une variation subtile sur le mythe de Pygmalion mais avec pour le coup infiniment d’ambiguïtés : qui réellement manipule qui, de M. Germain/Pygmalion ou de son élève/Galatée ? Quel lien les unit, peut-être plus trouble qu’il n’y paraît et que la femme de Germain (Kristin Scott Thomas) évoque sans détour ni fausse pudeur  --  piste que le cinéaste abandonne aussitôt pour mener le jeune homme vers d’autres désirs dans les bras de la femme de la classe moyenne à l’odeur si singulière et tellement  enivrante. Mais là encore, où est la part de la fiction et celle de la réalité ? Ozon laisse planer le doute  --  ici comme ailleurs.

            Car, au grand jeu de la manipulation, le plus manipulateur, le sorcier en chef si l’on ose dire, c’est encore, et très logiquement, le cinéaste lui-même. Aussi le film devient-il peu à peu une étonnante leçon de cinéma en tant qu’art de la manipulation où Ozon convoque Hitchcock et De Palma  --  deux grands cinéastes du regard et du voyeurisme. Non sans qu’il choisisse au surplus de compliquer les choses comme à plaisir : si Claude se présente bel et bien comme un voyeur au premier degré qui se repaît du spectacle d’une vie familiale dont il est (semble-t-il) privé, Germain apparaît comme une manière de voyeur intellectuel, au second degré si l’on veut, qui imagine, conseille, vit par procuration et entraîne peut-être sa femme et son élève dans une espèce de folie dévastatrice  --  comme si toute l’histoire n’était née que du cerveau d’un homme malade, celui qui se tient sur un banc à la fin du film, prêt à développer toutes les histoires dont le monde serait le réceptacle. Formidable idée que celle du dernier plan, tout droit venu du Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954) d’Hitchcock, où un immeuble prend l’allure d’une ruche dont chaque alvéole laisse deviner la possibilité de multiples histoires.

            Le plus étonnant, dans cette ténébreuse affaire où rien n’est jamais sûr, c’est qu’en lançant un faisceau de pistes qui toutes, peu ou prou, se révèlent vraies et fausses à la fois, jamais Ozon ne mène son récit dans une impasse et il est bien difficile de dire par quelle savante alchimie ce film qui se plaît à égarer son spectateur le passionne de bout en bout jusqu’à le précipiter dans un curieux état second qui l’amène, une fois les lumières rallumées, à se demander dans quelle sorte de réalité il fait brusquement surface. Quel pont mystérieux a-t-il traversé, quelle frontière a-t-il franchie qui le rapproche de cet au-delà du spectacle qu’évoque aussi le Resnais de Vous n’avez encore rien vu  ? Qu’a-t-on justement vu, ou pas, qu’a-t-on saisi, ou pas, de cette merveilleuse « comédie aux cent actes divers » ? Car, ultime pirouette qui finit de combler le spectateur, avec ses moments de cocasserie inattendue (Yolande Moreau en jumelles ahuries ou Luchini assommé par un exemplaire de « Voyage au bout de la nuit »), Dans la maison est aussi une comédie. Que demander de plus ?

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