Sous
la ville (In
the Darkness), de Agnieszka Holland (2011).
Cinéaste pour le moins irrégulière,
ayant mené une curieuse et décevante carrière internationale à travers l’Europe
et jusqu’aux Etats-Unis, Agnieszka Holland (née à Varsovie en 1948) n’est
jamais plus à son affaire que lorsqu’elle retrouve ses racines polonaises et le
souvenir d’une guerre qu’elle n’a pas connue mais qui hante ses films les plus
réussis : Europa, Europa (Hitlerjunge Salomon), en 1990, ou Sous la ville aujourd’hui, où l’on
retrouve l’indiscutable influence du Kanal
d’Andrzej Wajda (1957), dont elle fut l’assistante, bien qu’il s’agisse ici de
Juifs désarmés et non de résistants polonais ; et aussi, plus logiquement,
de La Liste de Schindler (Schindler’s List, 1993) de Steven
Spielberg et du Pianiste (The Pianist, 2002) de Roman Polanski.
Mais pour autant, avec cette histoire authentique d’une poignée de Juifs du
ghetto de Lvov réfugiés dans les égouts de la ville pendant plus d’un an, jusqu’à
l’arrivée des troupes soviétiques à l’été de 1944, la cinéaste parvient à faire
œuvre personnelle en transformant la destinée dramatique mais finalement
heureuse (ils seront sauvés) de ses personnages en un remarquable raccourci de
la Shoah.
Rien n’échappe au regard aiguisé
d’Agnieszka Holland, dont une partie de la famille paternelle a disparue dans
les camps d’extermination nazis. Très vite, presque en passant, à la fois par
pudeur et sans doute parce que les moyens lui ont manqué pour une reconstitution
de plus grande ampleur façon Spielberg ou Polanski, elle décrit aussi bien ce
que l’on appelle la « Shoah par balle », perpétrée par les Einsatzgruppen, que la vie, ou plutôt la
survie quotidienne dans un ghetto, avec ses habitants humiliés, maltraités et
finalement assassinés ou déportés. C’est en juin 1943, au moment de la
destruction du ghetto, que quelques-uns d’entre eux décident d’aller tenter de
survivre sous la ville, dans les
égouts, au milieu des déchets et des rats. Il y a là une saisissante métaphore
du destin des Juifs d’Europe non seulement exterminés mais aussi ravalés au
rang de vermine -- monstrueux rapprochement voulu par les nazis
et que la propagande ne cessait de marteler[1].
Mais cependant, même terrés dans les égouts dans des conditions plus que
précaires, ces survivants que la mort menace constamment tentent malgré tout de
sauver leur humanité et, partant, leur dignité dans les conditions les plus
extrêmes. Un semblant de vie « normale » s’installe, en rapport plus
ou moins étroit avec l’autre vie, celle du « dessus », de la surface,
dont quelques centimètres de pavés les séparent.
Une vie guère plus ordinaire en
fait, mais qui bénéficie au moins du grand jour et où la cinéaste évoque la
curieuse destinée de Leopold Socha, un égoutier qui aide ceux du
« dessous » à survivre. Arrondissant ses fins de mois à coups de
petits larcins, pas vraiment collabo mais indifférent au sort des Juifs, pour
ne pas dire antisémite, il n’agit d’abord que par cupidité avant de prendre
conscience de l’humanité de ceux dont il
deviendra bientôt le sauveur au risque de sa propre vie -- reconnu « Juste parmi les nations »,
accidentellement écrasé par un camion soviétique en 1945. « Dieu l’a puni
pour avoir sauvé des Juifs », dira quelqu’un le jour de son enterrement.
C’est aussi sur leur propre passé qu’Agneszka Holland invite ici ses compatriotes
à se pencher.
Il y a dans ce film long (pas loin
de deux heures et demie) mais sans longueurs une rare et très grande qualité
d’émotion, non point de cette sorte d’émotion lourdement sollicitée, de ce
pathos de circonstance que le sujet pourrait susciter et même encourager. C’est
par la probité de son écriture (ainsi les différents protagonistes parlent-ils
leurs idiomes naturels -- polonais, yiddish, allemand ou ukrainien[2],
selon les cas), par la sincérité d’une mise en scène qui se refuse à tout effet
facile, par la radicalité inconfortable de ses choix d’éclairages, par le refus
enfin de toute forme d’héroïsation, qu’Agneszka Holland fait naître cette
émotion qu’elle renforce encore avec une dramaturgie rigoureuse éloignée de
tout cliché. Toutes les séquences dans les égouts ont été filmées avec un
minimum de lumière, la caméra au plus près de personnages dont on ne distingue
souvent que quelques traits, expérience
parfois éprouvante mais nécessaire qui place le spectateur en symbiose avec les
protagonistes du récit même s’il s’agit d’une expérience qu’on peut penser, à
bon droit, intransmissible.
Certes moins surprenantes, parce que
mieux connues (Spielberg et Polanski sont passés par là), mais non moins
éprouvantes pour autant, les scènes « de surface » témoignent de la
brutale horreur de l’extermination dans ses manifestations les plus tristement
ordinaires. Citons ce moment d’épouvante pure, et pourtant saisi avec une espèce
de dédramatisation absolue, où le commandant S.S. du camp de travail forcé de
Janowska, après avoir exécuté sans émotion apparente un déporté pour récupérer
sa casquette, la tend à un autre prisonnier qui en est dépourvu, en lui disant
avec la plus grande urbanité : « Je vous en prie ».
« Merci », répond le déporté, sa nouvelle casquette à la main, comme pris
au dépourvu et étonné de n’avoir pas été abattu. Toute la banalité du mal et de
l’inhumanité dans un échange de politesses glaçant.
[1] Voir
notamment le sinistre « documentaire » de Fritz Hippler, Der Ewige Jude (1940), décrit et analysé
dans l’indispensable « Histoire du cinéma nazi » de Francis Courtade
et Pierre Cadars, Editions du Terrain Vague/Eric Losfeld, 1972, p. 202 sqq. et
p. 342 sqq.
[2] Outre
qu’un certain nombre d’Ukrainiens furent des supplétifs zélés des
exterminateurs nazis, la ville de Lvov est située en territoire ukrainien et
porte aujourd’hui le nom de Lviv.
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