Killer
Joe, de William Friedkin (2011).
William Friedkin est un cinéaste un
peu à part dans le cinéma américain contemporain. Né en 1935, il n’appartient
pas à la génération légèrement plus âgée
des réalisateurs venus de la télévision (même s’il y a fait ses
premières armes), mais pas non plus tout
à fait à celle qui l’a suivie et qu’on appelle un peu fallacieusement le
« Nouvel Hollywood ». Cinéaste inclassable et à la carrière atypique,
il a connu une notoriété aussi brutale qu’éphémère avec French Connection (The French Connection, 1971) et L’Exorciste (The Exorcist, 1973)[1],
deux films aussi juteux financièrement que douteux cinématographiquement -- L’Exorciste tout particulièrement.
L’indiscutable savoir-faire du cinéaste s’y diluait dans un brio racoleur avec
la volonté cyniquement affichée d’assommer le spectateur en lui en mettant
plein la gueule. Mais le soufflé est vite retombé et Friedkin n’a ensuite guère
cessé de décevoir -- à l’exception de The Brinks Job (Têtes vides
cherchent coffres pleins, 1978), pochade plaisante dans sa modestie même,
et sans doute faudrait-il revoir Cruising
(La Chasse, 1980) dont le sujet (un
policier infiltre la communauté homosexuelle S.M. pour démasquer un criminel)
lui valut un (relatif) succès de scandale. Mais, c’est bien connu, il ne faut
jamais frapper un homme à terre, il peut toujours se relever, et il semble bien
qu’aujourd’hui, à plus de soixante-dix ans, peut-être grâce à son compagnonnage
avec le dramaturge Tracy Letts, il soit parvenu à se remettre en selle et à
relancer sa carrière avec deux indiscutables réussites, Bug en 2006 et Killer Joe
aujourd’hui.
Se rappelant peut-être qu’il sut
habilement adapter au cinéma des pièces de théâtre au début de sa carrière (The Birthday Party/L’Anniversaire, 1968,
et The Boys in the Band/Les Garçons de la
bande, 1970), Friedkin conserve le caractère resserré de l’intrigue
scénique de départ (limitée à quelques personnages) tout en sachant
l’« aérer » quand il le faut et s’offrir au passage une brillante
séquence de poursuite, histoire de bien montrer qu’il n’a rien perdu de son
allant d’autrefois et qu’il faut encore compter avec lui. Il situe l’action de
son film dans le Texas profond, à la périphérie de Dallas, dans un de ces
terrains plus ou moins vagues peuplés de mobil-homes décatis --
manière de non-lieux où Ami Canaan Mann situait déjà Killing
Fields . Vivent là les Smith, une famille de prolétaires bas de plafond,
sortes de rednecks urbains, avec le
père, Ansel (Thomas Haden Church, particulièrement savoureux), crétin
pathétique qui subit les événements plus qu’il ne les maîtrise, la belle-mère,
Sharla (Gina Gershon), bombe sexuelle d’une vulgarité achevée, la fille, Dottie
(Juno Temple), Lolita du pauvre un peu simplette, et enfin le fils, Chris
(Emile Hirsch), dealer à la ramasse
qui doit une grosse somme d’argent à des gros bras du cru. La combine qu’il
imagine alors pour se renflouer est simple comme bonjour : faire
assassiner sa mère pour empocher le montant de son assurance-vie dont Dottie
est la bénéficiaire -- quelques 50 000 dollars. Il lui suffit
pour cela de recruter un certain Joe Cooper (Matthew McConaughey), flic de son
état et tueur à gages à ses heures. Rien ne se passera évidemment comme
prévu : les Smith n’ayant pas l’argent pour payer l’avance que leur
réclame « Killer » Joe, ils acceptent de lui « céder »
Dottie en manière de caution avant de découvrir qu’ils se sont (presque) tous
fait arnaquer, je n’en dirai pas plus. Le tout se termine par une longue scène
d’explication en forme de règlement de comptes à la fois pervers et
sanglant -- diabolique en un mot.
Car s’il est une certitude, à voir
ce polar qui mêle ultra-violence et farce grotesque en un cocktail aussi
détonnant que réussi, c’est que le diable campe quelque part sur cette terre et
qu’il peut prendre les traits du jusqu’ici plutôt falot Matthew McConaughey qui
semble désormais vouloir montrer qu’il vaut beaucoup mieux que les apparences,
après Magic Mike et en attendant
prochainement The Paperboy de Lee
Daniels et Mud de Jeff Nichols.
Participant d’une humanité pourrie, sans repères ni valeurs, d’une imbécillité
absolue, tous ces personnages minables, ces gagne-petit qui tuent pour un
pactole dérisoire (ils gagneront trois
fois rien après avoir payé Joe et partagé le reste en quatre, et ils ignorent
jusqu’au principe de la double indemnity[2]),
pataugent dans un cloaque moral en forme d’enfer dont le feu finira par les
dévorer.
Je ne connais pas la pièce originale
de Tracy Letts, mais s’il est une ombre qui plane sur tout le film, c’est bien
celle du grand Jim Thompson, ce prince du roman noir, avec sa vision d’un monde
où triomphe l’abjection et que tout avenir paraît avoir déserté. Comment ne pas
voir en effet dans le personnage de « Killer » Joe un double de ces
policiers criminels qui hantent 1275 âmes
(Pop. 1280) et Le Démon dans ma peau (The Killer Inside Me) et en Dottie une
réincarnation de la Mona de Des Cliques
et des cloaques (A Hell of a Woman)[3] ?
On retrouve ici le même nihilisme noir, le même désespoir ricanant capable de
déraper dans la plus obscène des bouffonneries
-- une noirceur « couleur de
néant », pour reprendre la formule de Marcel Duhamel dans la préface de 1275 âmes[4].
Après, il y a bien des années maintenant, le Blood Simple des frères Coen (Sang
pour sang, leur coup d’essai en 1984), voilà que nous arrive aujourd’hui
d’outre-tombe un nouveau et admirable apocryphe du grand Jim. Il doit s’en
réjouir fort là où il se trouve.
[1]
Il est intéressant et curieux de noter au passage que, quarante ans plus tard,
c’est encore à ces deux films que fait référence la bande-annonce de Killer Joe.
[2]
Terme d’assurance qui veut qu’en cas de mort accidentelle la prime soit doublée
(double indemnity). C’est l’argument
d’une célèbre nouvelle (ou court roman) de James Cain (Double Indemnity/Assurance sur la mort en traduction française)
somptueusement adaptée au cinéma par Billy Wilder sous le même titre en 1944.
[3]
Adaptés excellemment au cinéma, le
premier par Bertrand Tavernier (Coup de
torchon, 1981), le second par
Michael Winterbottom (The Killer Inside
Me, 2010) et le troisième par Alain Corneau (Série Noire, 1979). Jim Thompson a été « découvert » en
France (et sur le tard) avant de l’être aux Etats-Unis où sa vision du monde ne
plaît guère.
[4]
Les œuvres de Jim Thompson sont disponibles aux éditions Gallimard et Rivages.
La révélation de Matthew McConaughey semble effectivement assez évidente dans ce film. Un acteur sur lequel compter dans les années à venir?
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