Cherchez
Hortense, de Pascal Bonitzer (2012).
Qui a connu Pascal Bonitzer il y a
une quarantaine d’années, à l’époque où il était « critique et théoricien
de haut vol aux Cahiers du Cinéma »[1],
revue qui mêlait alors, dans un indigeste salmigondis, sémiologie,
psychanalyse, structuralisme, marxisme, maoïsme et quelques autres ismes que j’ai oubliés, époque aussi où
il invitait un parterre d’étudiants vite découragés (j’en étais) à décortiquer
plan par plan le Mabuse de Fritz Lang
(qui n’en demandait pas tant) selon les différents préceptes théoriques évoqués
plus haut ; qui a donc connu Pascal Bonitzer dans ces années-là peut
légitimement s’étonner de le voir signer aujourd’hui un film tel que celui-ci.
Le Bonitzer d’alors ne manquerait sans doute pas de considérer de haut le
Bonitzer d’aujourd’hui et d’exécuter sommairement et avec mépris Cherchez Hortense, lui reprochant notamment
d’appartenir à la frange la plus outrageusement bourgeoise et rétrograde d’un
cinéma dit « de la qualité française » que les Cahiers stigmatisèrent cruellement en d’autres temps --
Nouvelle Vague contre cinéma de papa, voire de grand-papa ;
avant-garde éclairée contre arrière-garde obscurantiste. Il aurait cependant
grand tort.
On peut en effet légitimement ne pas
trop regretter le théoricien donneur de leçons de ses années de jeunesse (mais
donneurs de leçons, nous l’avons tous été un jour ou l’autre), le scénariste
pas toujours inspiré qu’il fut ensuite (pour le compte d’André Téchiné et de
Jacques Rivette entre autres), et même le cinéaste tâtonnant de ses débuts il y
a une quinzaine d’années, et saluer aujourd’hui la réussite que représente Cherchez Hortense, comédie humaine tout
à la fois drôle et grave, désenchantée et toute empreinte d’une douloureuse
mélancolie.
Il y a assurément dans le portrait
de ce quadragénaire (joué cependant par un sexagénaire à peine plus jeune que
le cinéaste lui-même, ce qui contribue à brouiller les pistes[2])
une certaine part autobiographique, comme souvent semble-t-il chez Bonitzer qui
sacrifie volontiers à l’autofiction ambiante, mais ce personnage fripé et
plutôt mal à l’aise dans sa vie et qui entretient des relations difficiles avec
à peu près tout le monde porte à sa façon les couleurs de toute une
génération -- et Bacri sait, comme souvent, rendre
admirablement cette sorte de vulnérabilité tapie au cœur d’un individu à
première vue de peu d’intérêt, muré dans sa misanthropie et son égocentrisme.
Bonitzer cependant, et c’est tout le sujet de son film, offre à son personnage
à première vue peu attirant une sorte de rachat quand, matin après matin, il se
réveille dans son appartement bourgeois pour comprendre qu’il n’a
rien compris au monde qui l’entoure
-- que son père n’est sans doute
pas l’homme qu’il imaginait, que sa compagne a soif d’aventures sentimentales,
que son fils grandit et lui échappe et que la réalité du monde met à mal sa
lâcheté personnelle. On n’en regrettera que plus une fin ratée, avec
retrouvailles sentimentales et apparition nostalgique d’un vieux garde rouge
venu du fond des âges -- tout en se demandant si les fins ratées ne
deviennent pas la marque de fabrique du cinéma français contemporain.
Difficile de ne pas penser ici au
cinéma de Claude Sautet, période Dabadie, de Vincent, François, Paul et les autres (1974) à Une Histoire simple (1978) en passant par Mado (1976) -- ce dernier
film sans Dabadie. On y retrouve cette aptitude à appréhender un certain réel à
travers des personnages dont aucun n’est négligé et qui tous sonnent juste.
Outre les qualités d’écriture dont son film témoigne (tant au niveau du
scénario que des dialogues), Bonitzer sait admirablement saisir ses
personnages, exactement comme Sautet, à travers leurs gestes les plus
ordinaires -- manger, boire ou allumer une cigarette.
Sautet, on s’en souvient, n’aimait rien tant que les scènes de bistrot (au
comptoir) ou de restaurant (à table), et Bonitzer retrouve ici cette même
convivialité, cette même vision du monde généreuse tout en étant critique.
Reste que Sautet, en scénariste plus qu’aguerri, savait, lui, terminer ses
films.
Sans doute aussi le cinéaste se
verra-t-il reprocher la vision qu’il donne de notre époque et qu’on ne manquera
pas de juger déformée et bourgeoise. Un comble pour celui qu’il fut il y a
quarante ans. On ne peut certes guère nier le caractère socialement privilégié
de la plupart de ses personnages, et la jeune et jolie sans-papier qu’il met en
scène (c’est Isabelle Carré) vient des Balkans et non du fin fond de l’Afrique
noire et paraîtra donc aux yeux des purs et durs trop exemplaire pour être honnête. Mais cette
facilité, qui n’en est pas vraiment une, empêche le film de verser dans une
forme de démagogie démonstrative et fallacieuse qu’un cinéma
« engagé » ne nous épargne pas toujours. Il n’est pas mauvais non
plus de rappeler au passage (on n’a que trop tendance à l’oublier) qu’il n’est
pas nécessaire d’aller bien loin pour découvrir la misère du monde.
Enfin, comme Sautet avant lui et
dans le sillage d’une tradition longtemps honnie, le cinéma de Pascal Bonitzer se veut aussi,
sinon d’abord, un cinéma d’acteurs
-- des acteurs qu’il dirige avec
précision tout en laissant l’essence de leur talent s’exprimer, sachant que
depuis les Raimu et autres Jouvet ce sont souvent les acteurs qui sauvent le
cinéma français. Jean-Pierre Bacri, même dans un rôle qui lui est familier,
joue avec autant de mesure que de pudeur, Kristin Scott-Thomas sait laisser
deviner la fêlure sous l’autorité d’un personnage qui prétend diriger sa vie
comme une pièce de théâtre, Claude Rich compose avec gourmandise un rôle de
père plus ambigu qu’il ne veut le laisser paraître -- et
l’on ne saurait négliger des seconds rôles un peu excentriques (Jackie Berroyer
et quelques autres) qui ajoutent encore à la saveur de l’ensemble. Aussi
aurait-on grand tort de faire la fine bouche devant un film qui célèbre à sa
façon la gastronomie -- de la cuisine japonaise à la tête de veau
sauce gribiche.
[1]
Ce jugement n’engage que le rédacteur du journal Le Monde qui l’a formulé dans le numéro daté du mercredi 5
septembre.
[2]
Le personnage de Damien (Jean-Pierre Bacri) dit s’être rendu en Chine juste
après son bac, l’année d’avant Tian’anmen, c'est-à-dire donc en 1988, ce qui le
fait naître autour de 1968 ou un peu après
-- et non en 1951 comme Bacri
lui-même (et encore moins en 1946 comme Bonitzer).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire