5 septembre 2012

L'aura magique de "Laura".


Actualité d’Otto Preminger (2) : reprise de Laura (1944) et Whirlpool (Le Mystérieux Docteur Korvo, 1949).


            Avec un sens de l’opportunité dont on ne peut que les féliciter, les animateurs des studios Action (Christine et ex-Ecole, Desperado si l’on préfère) profitent de la rétrospective que la Cinémathèque consacre ces jours-ci à Otto Preminger pour reprendre trois films importants du cinéaste et appartenant à la période Fox de sa carrière, Laura, Whirpool et, cette semaine, Where the Sidewalk Ends (Mark Dixon, Détective, 1950), j’y reviendrai.


            Il y a plus d’un lien de parenté entre Laura, que l’on considère, à juste titre me semble-t-il, comme son chef d’œuvre et que lui-même regardait comme son premier vrai  film, et Whirpool, bien que les intrigues policières diffèrent plus que sensiblement : après qu’on a cru Laura (Gene Tierney) morte pendant la moitié du film, elle réapparaît et devient suspecte sans que l’on soit absolument sûr de son innocence, quand Ann Sutton, elle, (Gene Tierney également) est accusée et incarcérée dans Whirlpool alors même qu’on la sait innocente (même si une très légère part de doute peut demeurer). Mais Whirlpool ne bénéficie pas pour autant de l’aura magique de Laura, tant s’en faut, et il est bien vrai que, bien que vu et revu, Laura possède toujours ce charme unique (au sens fort du terme), cette sorte de magnétisme enchanteur qui saisit le spectateur d’entrée de jeu, et pour ne plus le lâcher, quand Waldo Lydecker (Clifton Webb) commence son récit en voix off sur fond noir : « Je n’oublierai jamais le week-end qui suivit la mort de Laura »  --  cette phrase devenue un véritable mot de passe pour plusieurs générations de cinéphiles. Peu de films apparaissent aussi bien construits, aussi brillamment dialogués, joués avec autant de justesse et mis en scène avec plus d’élégance et de brio que celui-ci. Rien, si ce n’est un discret faux-raccord au tout début de la longue séquence, ponctuée de nombreux flash-backs décrivant l’ascension de Laura, rien donc ne vient y témoigner des conditions particulièrement chaotiques dans lesquelles le film a été produit et réalisé.


Rapide histoire d’un film.

            Alors employé par la Fox comme producteur[1], Preminger ne devait pas réaliser le film après qu’il se fut violemment querellé quelques années auparavant avec Zanuck qui avait alors juré qu’il ne réaliserait plus jamais de film à Hollywood[2]. C’était cependant lui qui avait « découvert » le roman de Vera Caspary, un bon sujet pour une série B jugea Zanuck qui donna son feu vert pour la mise en chantier d’un scénario  --  un scénario que tout le monde à la Fox détesta, tout le monde sauf… Zanuck qui décida même « d’en étendre le budget aux dimensions d’un film de série A »[3]. John Brahm, qui n’avait encore réalisé ni The Lodger, ni Hangover Square , et Lewis Milestone furent tout à tour pressentis pour la réalisation mais refusèrent, Milestone expliquant à Zanuck : « Preminger sait probablement ce qu’il faut faire du sujet. C’est à lui de réaliser le film. Pas à moi. »[4] Ce fut finalement Rouben Mamoulian qui s’y colla, interdisant aussitôt à Preminger de venir sur le plateau.

            Consterné par les premiers rushes, Zanuck renvoya Mamoulian au bout d’une semaine de tournage et, revenant sur sa promesse passée, confia la réalisation à Preminger. Celui-ci modifia décors et costumes, imposa comme chef-opérateur un Joseph LaShelle quasiment débutant, accepta la mélodie de David Raskin destinée à devenir un succès planétaire et repris en main des acteurs pour le moins réticents[5], ne conservant aucun plan filmé par Mamoulian[6]. Puis, en cours de réalisation, il apporta de nombreuses modifications au scénario de tournage  --  modifications dont rend compte scrupuleusement le découpage publié par L’Avant-scène qui replace coupes et scènes non tournées dans la continuité et donne l’intégralité des deux fins du film. Car les vicissitudes que connut Laura ne s’arrêtèrent pas avec la fin du tournage. Une fois le film achevé, Zanuck ne l’apprécia guère, allant jusqu’à imposer une fin de sa façon avant de revenir (suite à un commentaire négatif du célèbre journaliste Walter Winchell[7]) à celle voulue par Preminger.


Une construction complexe.

            Tel qu’on peut le voir aujourd’hui, Laura est à l’évidence un immense film, peut-être le meilleur de son auteur et c’est à juste titre qu’il peut le considérer comme l’ouverture réelle de son œuvre. Il y pose des jalons, des thèmes et des constantes qui traversent l’ensemble de ses films à venir, bref : l’annonce d’un style. « Le style, dit-il jadis dans une interview[8], c’est ce dont vous prenez conscience après la mort d’un metteur en scène quand vous revoyez tous ses films et que vous découvrez ce quelque chose qu’ils ont en commun. »

            La magie de Laura tient sans doute, pour partie, à cette étrange histoire d’amour fou entre un policier et une femme qu’il croit morte assassinée (et tout le monde avec lui, spectateurs compris)  --  entre un homme bien vivant et un cadavre, ce qui déchaîne l’ironie mordante de Waldo Lydecker (« Prenez garde, McPherson, vous risquez de finir vos jours dans un asile ! Je ne pense pas qu’on y ait jamais vu de patient amoureux d’un cadavre. ») mais donne au récit une dimension unique dans l’acceptation de l’amour au-delà de la mort sur laquelle flotte l’ombre d’un Edgar Poe.

Mais ce qui frappe d’abord quand on voit ou revoit Laura (mais dans ce second cas, on n’est rien moins qu’innocent), c’est sa construction, à la fois complexe et originale. Preminger joue d’emblée sur un récit au passé, donc composé ici et là de flash-backs, qui se double d’une enquête  --  forme qui, par nécessité, se déroule au présent mais se conjugue au passé. La temporalité brisée et la nécessité d’une élucidation qui l’accompagnent seront au cœur même de l’œuvre  de Preminger où le temps est rarement linéaire et les apparences souvent trompeuses. Whirlpool ne dit finalement guère autre chose, en dépit d’une construction plus simple : la quête de la vérité policière (qui a réellement tué Terry ?) impose à Ann Sutton (Gene Tierney) de revenir sur son passé immédiat mais c’est à son passé lointain que la renvoie la démarche psychanalytique lorsqu’elle révèle les racines de sa kleptomanie non à son mari (Richard Conte), lui-même psychiatre, mais à un avocat et un policier  --  Preminger, fils d’avocat et docteur en droit lui-même, demeurera toute sa vie un juriste, amateur d’enquêtes et de procès. C’est peut-être pourquoi dans un film pourtant imprégné de psychanalyse, il s’y montre plus à son aise et moins démonstratif que, dans des contextes similaires, un Hitchcock (Spellbound/La Maison du Docteur Edwardes, 1945) ou même un Lang (The Secret Behind the Door/Le Secret derrière la porte, 1948).
 

 Voix et paroles.

Cependant, une fois le film terminé, une fois Waldo Lydecker mort, il faut bien revenir sur la construction du récit et se demander d’où vient cette voix, celle précisément de ce même Waldo Lydecker abattu par la police, et qui ouvre le film : « Je n’oublierai jamais le week-end qui suivit la mort de Laura ». Contrairement au sublime Sunset Boulevard (Boulevard du Crépuscule, 1950) de Billy Wilder où toute l’histoire est racontée, du début à la fin, par la voix off du cadavre dans la piscine, Waldo Lydecker n’achève pas son récit à la fin du film puis qu’il y a deux films en un, celui de la mort de Laura et celui de sa résurrection ; il ne s’exprime pas non  plus depuis l’au-delà, pas plus qu’il ne s’adresse au policier qui mène l’enquête, McPherson (Dana Andrews), comme il le fera lors de la séquence du restaurant Montagnino où les flash-backs s’enchaînent les uns aux autres reliés par la seule voix off de Lydecker.

Rien d’autre qu’un artifice narratif ne justifie en fait l’utilisation d’une narration off à l’ouverture du film  --  commentaire qui aurait dû se poursuivre jusqu’au tout début de la séquence du restaurant Montagnino, quand McPherson rejoint Lydecker (« Je venais de finir mon repas lorsque je le vis s’avancer. »), si une coupe malencontreuse et injustifiée n’avait précisément supprimé ce début[9] de séquence. Il est intéressant de noter au passage que, dans le scénario de tournage, la séquence du Montagnino s’affirmait clairement comme le pivot narratif (narratif et non visuel, j’y reviendrai) du film puisqu’elle s’enchâssait entre la fin de la narration off de Lydecker (quand McPherson le rejoint) et le début d’un autre commentaire, cette fois assuré par McPherson dès que les deux hommes ont quitté le restaurant  --  commentaire qu’il fut décidé de supprimer. Jacques Lourcelles montre de façon convaincante pourquoi, « séduisante dans l’abstrait, cette symétrie se heurtait à plusieurs obstacles concrets. »[10] Ajoutons (ce que Lourcelles ne fait pas) que cette disparition de toute voix off pendant la seconde partie du film correspond à peu près à la réapparition de Laura et permet surtout l’extraordinaire utilisation d’un dernier mais faux commentaire off (la causerie enregistrée de Lydecker) à la fin du film, lors de la seconde tentative de meurtre, établissant du même coup une sorte de (fausse) symétrie avec la séquence d’ouverture.

Homme de théâtre avant que d’être homme de cinéma, Preminger cultivera toujours un goût pour les mots et les dialogues brillants  --  ce qui sans doute l’incitera à se pencher fugitivement sur une œuvre d’Oscar Wilde (The Fan/L’Eventail de Lady Windermere, 1949). C’est par les mots que s’impose et domine Waldo Lydecker, personnage frêle[11] qui regrette que Laura juge « un homme à sa taille et à sa musculature » ; c’est par les mots que Korvo l’hypnotiseur domine à son tour Ann Sutton dans Whirlpool ; mais c’est aussi par les mots et la vérité qu’ils révèlent que Laura et Ann parviennent à se libérer de l’emprise de ceux qui les dominent (et les manipulent), et l’on peut conclure avec Jacques Lourcelles que « les épilogues de Laura et de Whirlpool se ressemblent. Deux personnages raffinés, intelligents, habiles jusqu’au machiavélisme, y trouvent à la fois leur limite et leur vérité, cependant que leurs créations continuent, après eux, de vivre une vie qu’ils auront partiellement créée, et partiellement empoisonnée. »[12]
 

 Paroles et mouvements.

Ces personnages « habiles jusqu’au machiavélisme » qu’évoque Lourcelles, et qui se prennent pour des dieux, Lydecker ou Korvo, apparaissent aussi comme des maître de la mise en scène. Ils introduisent dans le récit une sorte de jeu de fascination non seulement avec les personnages qu’ils cherchent à contrôler mais aussi avec le public  --  après tout, un metteur en scène n’est-il pas lui aussi un hypnotiseur qui prend son spectateur par la main et le mène là où il veut ? Mais Preminger sait aussi en fixer les limites : pour lui qui n’aime rien tant que de prendre un personnage ou un problème et d’en explorer toutes les facettes, le cinéma devient un sujet d’observation et d’élucidation, il paraît nous dire ici qu’il faut parfois se méfier des excès que peut entraîner la magie de son art. Aussi n’y a-t-il rien de plus honnête que sa mise en scène, toujours d’une très grande clarté, en dépit de la complexité de ces longs plans sinueux qu’il affectionne, et c’est de façon exemplaire qu’il investit un décor, s’en imprègne et le place au centre de son récit  --  tel l’appartement de Laura ou celui de Terry (dans Whirlpool), l’un et l’autre dominés par de fascinants portraits et qui sont les lieux des meurtres, de leur élucidation et de l’expiation du meurtrier, c'est-à-dire à la fois de la parole et du mouvement.

Ce jeu entre parole et mouvement se trouve synthétisé de façon magistrale dans un admirable plan totalement silencieux juste après que s’est achevée la narration off de Waldo Lydecker, à la sortie du restaurant Montagnino : tandis que McPherson s’endort dans l’appartement de Laura, au pied de son portrait, un travelling avant se rapproche de lui, affalé dans un fauteuil, un verre dans la main gauche, puis (sans la moindre coupure) la caméra s’éloigne dans un travelling arrière symétrique, mais cette fois le verre a disparu, du temps est passé, consacré au sommeil, et c’est alors que Laura apparaît comme sortie d’un songe. Au-delà du caractère indiscutablement magique et onirique du récit (sa dimension conte de fée[13]) qui se trouve ainsi renforcé, il y a là une transition visuelle en forme de passerelle entre une première partie dominée et presque envahie par la parole omniprésente de Lydecker (homme de mots) et une seconde plus physique (cette force des corps qui révulse Lydecker l’impuissant) où McPherson (homme d’action) affirme sa prise de pouvoir et sa victoire à venir.
 

Magie de Laura.

Peut-on enfin évoquer Laura ou Whirlpool sans parler de Gene Tierney dont le charme et la beauté s’accompagnent d’une manière de fêlure intérieure que la « vraie vie » n’aura ensuite de cesse d’élargir ? Bien que ce soit Sternberg qui l’ait révélée avec Shanghai Gesture en 1941, c’est avec Preminger qu’elle s’est épanouie et que son  personnage s’est en quelque sorte installé, avec une fragilité et une ambiguïté qui peuvent la mener ailleurs (voir ainsi l’admirable Péché mortel/Leave Her to Heaven, de John M. Stahl, 1945) aux frontières du meurtre, de la folie, de la perversité et de la mort. C’est aussi à elle que Laura doit son aura magique.



[1] A cette époque-là, qu’on pourrait appeler l’âge d’or des studios, le producteur était un employé sous contrat comme un autre, responsable de la production d’un film, c'est-à-dire de sa conception et de sa réalisation  --  et donc placé directement au-dessus du metteur en scène. Il dépendait lui-même d’un producteur exécutif (executive) soumis à son tour à un vice-président chargé de la production. A la Fox, avec laquelle Preminger était alors sous contrat, c’était le célèbre Darryl F. Zanuck qui occupait ce poste (après avoir été un brillant executive à la Warner) où il affirmait une claire volonté interventionniste.
[2] Sur la genèse du film et les différents états du scénario, on lira avec profit le texte définitif et indispensable écrit par Jacques Lourcelles pour L’Avant-scène Cinéma (n°211-212, juillet-septembre 1978), « Laura : scénario d’un scénario ». Lourcelles y reprend lui-même un certain nombre d‘informations extraites des mémoires du cinéaste publiée en 1977 (Otto Preminger, Autobiographie, traduction française par André-Charles Cohen,  J.C. Lattès, 1981).
[3] Lourcelles, op.cit., p.6.
[4] Ibid., p.7.
[5] « Lorsque les répétitions commencèrent, les acteurs eurent tous une réaction hostile, à l’exception de Clifton Webb. J’appris par la suite que Mamoulian les avait convoqués individuellement pour les avertir que je n’aimais pas leur jeu et que j’étais prêt à les renvoyer. » (Preminger, op.cit., p.90).
[6] Contrairement à ce qu’affirme, contre toute évidence, Tom Milne dans la monographie qu’il a consacrée à Mamoulian (Thames and Hudson, 1969, p. 173). Lourcelles cite un témoignage direct de Mamoulian lui-même confirmant « qu’aucun plan de lui ne subsiste dans la version connue du film » (Ibid., p.8).
[7] « - Formidable ! Formidable ! Félicitations, Darryl. Excepté la fin. Je n’ai pas compris. Je n’ai vraiment pas compris. » (Preminger, op.cit., p.92).
[8] Propos recueillis par Michel Ciment, Gérard Legrand et Jean-Paul Török, in Positif, n°128, juin 1971, p.25.
[9] Provoquant le faux-raccord dont j’ai déjà parlé. On peut regretter cette coupe que rien ne justifie.
[10] Op. cit., p.10.
[11] Il est au contraire obèse dans le roman de Vera Caspary et Preminger refusa pour le rôle Laird Cregar à l’image de « dur » trop affirmée (voir Preminger, op. cit., p.85).
[12] Jacques Lourcelles, Otto Preminger, Seghers, 1965, p.42.
[13] Où l’on retrouve la situation type de la pure héroïne prise entre une fée perverse (Waldo Lydecker) et le prince charmant (McPherson). Mais l’analogie vaut aussi pour Whirlpool, et même si le poids du passé de l’héroïne (psychanalyse oblige) entache quelque peu sa pureté, sorcière (Korvo) et prince charmant (son mari) sont bien là.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire