Des
Hommes sans loi (Lawless),
de John Hillcoat (2012).
Si de nombreux films ont été
consacrés aux bootleggers, ceux qui
faisaient le commerce de l’alcool illégal à l’époque de la prohibition, il y en
a eu beaucoup moins en revanche pour s’intéresser aux bouilleurs de cru qui le
fabriquaient -- ceux que l’on appelait les moonshiners parce qu’ils profitaient de
la nuit et du clair de lune pour exercer leurs coupables activités. Il n’y en a
pas eu beaucoup non plus pour s’attacher à ces « pauvres blancs » des
Appalaches, côté deep south, portant
salopettes et feutres déformés, connus sous le nom de hillbillies -- petites gens des collines, ombrageux et
souvent ignorants, vivant en famille autour d’un alambic clandestin. Aussi,
adaptant un roman de Matt Bondurant[1],
John Hillcoat (cinéaste australien « récupéré » par Hollywood) et son
scénariste et musicien Nick Cave abordent-ils ici des terres relativement
vierges ou, à tout le moins, fort peu fréquentées --
même sur le plan littéraire[2].
Inspiré, comme le dit une formule
irritante mais de plus en plus répandue, « de faits réels », Des Hommes sans loi s’intéresse donc aux
frères Bondurant, bouilleurs de cru qui, au début des années 30, défrayèrent la
chronique du Comté de Franklin en Virginie, connu pour avoir été la capitale
mondiale de la distillation clandestine. Il y a l’aîné, Forrest (Tom Hardy, le
très méchant Bane de The Dark Knight
Rises), une force de la nature taciturne, réputé être immortel, Howard
(Jason Clarke), le cadet, et Jack (Shia La Beouf), le benjamin, qui a du mal à
se hisser au niveau de ses frères mais va tout faire pour y parvenir -- dût-il
mettre en péril la sécurité du clan. Face à eux se dresse un agent du FBI (Guy
Pearce), sorte de dandy raffiné et sadique, dont ils finiront par avoir la peau
au terme d’un règlement de comptes particulièrement sanglant.
Même si sa sympathie va vers les bouilleurs
de cru, Hillcoat n’héroïse aucun de ses personnages : point de mauvais
garçon à l’aura romantique ici, et même Jack témoigne d’une ambiguïté certaine
entre son désir d’une vie ordinaire lorsqu’il courtise une jeune quaker (Mia
Wasikowska) et sa fascination pour les exploits de hors-la-loi de ses frères
qu’il entend imiter voire dépasser. Je ne suis pas du tout certain, comme je
l’ai lu ici ou là, que Hillcoat illustre à sa façon la vieille idée fordienne
(dans L’Homme qui tua Liberty Valance/The
Man Who Shot Liberty Valance, 1962) qui veut que quand la légende devient
un fait, il faut imprimer la légende. Il n’y a aucune grandeur dans cette geste
des « moonshiners » dont on nous donne ici le récit, pas plus que dans
la description d’un agent du FBI aux antipodes d’Elliott Ness et de ses
incorruptibles. Forrest Bondurant lui-même, dont la légende voudrait faire
l’égal d’un dieu, mourra assez piteusement d’une pneumonie après avoir pris
froid. On ne manquera pas de voir dans cette vision sans gloire le reflet d’une
époque contemporaine désenchantée, qui a perdu ses illusions et où même les
super-héros ont du vague à l’âme.
Une fois encore, après The Proposition (2005) et La Route (The Road, 2009), Hillcoat impose ici les qualités visuelles d’une
mise en scène parfaitement maîtrisée
-- bien soutenu il est vrai par
le travail de Benoît Delhomme, son fidèle chef-opérateur français. Une mise en
scène irréprochable, où rien n’est laissé au hasard -- et
l’on peut être sensible à l’hommage qu’il rend au grand photographe Walker
Evans qui, dans les années de la Grande Crise, parcourut le sud profond,
saisissant non seulement les images très célèbres des fermiers du Comté de Hale
en Alabama[3]
mais aussi, on le sait moins, les signes d’une modernité en marche à travers
enseignes, affiches ou panneaux publicitaires géants. Hillcoat en ponctue son
film dans une reconstitution d’époque qu’on pourrait presque dire maniaque.
Mais c’est peut-être ce soin extrême
qui, paradoxalement, nuit à la qualité du film qui se révèle finalement, en
dépit de quelques sanglants éclairs de violence, un peu trop lisse. On aurait
aimé pour le coup moins de perfection et davantage de rugosité campagnarde dans
cette histoire toute de bruit et de fureur mais dont l’écho nous parvient
singulièrement atténué. Un Aldrich, certes infiniment plus grossier dans sa
mise en scène, y était très bien parvenu jadis dans son adaptation de Pas d’orchidées pour Miss Blandish (The Grissom Gang, 1971) où il retrouvait
l’atmosphère paysanne du Sanctuaire
de Faulkner[4] -- ou
encore Roger Corman, avec les gangsters en salopettes et à demi demeurés de Bloody Mama (1970), ou Hillcoat lui-même
dans The Proposition, étonnant
« western » australien qui demeure à ce jour son meilleur film.
Dommage également que le scénario néglige et même sacrifie certains personnages
intéressants dans le contexte historique de l’époque (le bootlegger Floyd Banner qu’interprète Gary Oldman par exemple) pour
faire la part belle à des intrigues sentimentales somme toute secondaires bien
que s’intégrant de plein droit, c’est vrai, dans une chronique qui se veut
familiale -- justifiant du même coup un épilogue où chacun
rentre dans le rang de la loi et de l’ordre. Regrettons donc que ces faux-pas
mineurs, mais sans doute évitables, diminuent quelque peu les mérites d’un film
que l’on peut certes juger un peu trop ripoliné mais que la patine du temps
(les films se jugent le plus souvent en appel) bonifiera peut-être.
[1]
Il est le petit-fils de Jack Bondurant (qu’interprète ici Shia LaBeouf) et
c’est sa propre famille dont il décrit les sanglantes aventures dans son roman The Wettest County in the World, traduit
sous le titre Pour quelques gouttes
d’alcool aux éditions de l’Archipel et qui vient d’être réédité (actualité
oblige) sous le titre de Des Hommes sans
loi (Archipoche).
[2]
Pour qui s’intéresserait à ces terres appalachiennes aussi rustiques que
violentes je ne saurais trop recommander les excellents romans de Ron Rash, Un Pied au Paradis et Serena (tous deux publiés aux éditions
du Masque) et Le Monde à l’endroit
que les éditions du Seuil viennent tout juste de faire paraître.
[3]
Qui illustrent le grand livre de James Agee Louons
maintenant les grands hommes, disponible chez Plon dans la mythique
collection « Terre humaine ».
[4]
Que, rappelons-le, Chase plagie sans vergogne, mais avec habileté, dans son roman.
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