27 septembre 2012

L'irréel, de la scène à l'écran.


Vous n’avez encore rien vu, d’Alain Resnais (2012).

            C’est peu dire qu’Alain Resnais est aujourd’hui le plus grand cinéaste vivant  --  et vivant de quelle façon, lui qui, à 90 ans, nous donne à voir un art d’une insolente jeunesse. Le plus grand, mais aussi le plus libre, sans doute parce qu’à son âge et avec l’œuvre qui est la sienne, courts et longs métrages confondus, il n’a assurément plus rien à prouver et peut donc tout se permettre, comme d’embarquer son spectateur dans un long rêve éveillé où il réunit, jouant sous leur propre nom tout en se jouant de leur propre rôle, une quantité impressionnante de comédiens et de comédiennes de première grandeur. Mais il est vrai que l’on ne doit guère se faire prier pour travailler avec lui.

            Resnais n’a jamais été un cinéaste réaliste, même dans ses courts métrages de commande, pas plus qu’il n’a appartenu de près ou de loin à la Nouvelle Vague. Il a toujours été une sorte de franc-tireur, un indépendant refusant toutes les étiquettes, ne se prenant jamais trop au sérieux (en dépit d’une réputation d’intellectuel d'une espèce résolument cérébrale) et choisissant de tromper son monde par d’incessantes remises en cause de sa pratique  --  d’une démarche quasiment expérimentale voire abstraite (L’Année dernière à Marienbad, 1961, bien sûr, mais pas uniquement : voir Le Chant du styrène, 1958, un de ses admirables courts métrages) jusqu’à l’adaptation d’auteurs qu’on pourrait croire les plus étrangers à sa nature : Henri Bernstein pour Mélo (1986), Maurice Yvain avec l’opérette Pas sur la bouche (2003) ou Jean Anouilh aujourd’hui.

            Aussi n’aime-t-il rien tant que d’arpenter de film en film les allées d’un imaginaire[1] particulièrement riche et, pour ce faire, il n’est pas de meilleur truchement que le théâtre  --  et un théâtre non-réaliste, un théâtre où les mots et les images ouvrent toutes grandes les portes à une rêverie qui permet, pour reprendre une formule de Stanislavski citée jadis par Resnais lui-même[2], de « mettre l’irréel sur scène ». Et à l’écran pourrait-on ajouter.

            Il importe assez peu finalement que le cinéaste s’appuie cette fois, comme on a pu le  lui reprocher, sur un auteur que d’aucuns jugent, à tort ou à raison, daté, pour ne pas dire ringard. Intimement mêlées, les deux pièces d’Anouilh ici utilisées (Eurydice et Cher Antoine ou l’Amour raté) servent essentiellement de support à une brillante mise en abyme où des personnages s’observent, se poursuivent, se perdent et se retrouvent avant de se perdre à nouveau et pour jamais dans un récit en forme d’obsédant jeu de miroirs où l’on ne parvient jamais à distinguer le vrai du faux. Car Resnais complique l’affaire avec délectation en précipitant son spectateur dans une situation de dormeur éveillé « gouverné tout entier dans son imagination par des impressions matérielles contre lesquelles, privé qu’il est de mouvement et de contrôle, il se trouve sans défense »[3]. Et ignore dans quelle fausse réalité il se trouve. Que croire en effet quand on voit un groupe d’acteurs connus (et bien réels puisque présentés sous leur véritable identité) réuni à l’occasion de la mort d’un auteur dramatique totalement imaginaire mais dont ils ont cependant tous joués une pièce écrite par un autre auteur dramatique, bien réel lui. D’autant que ces comédiens réunis pour ce que l’on pense être une veillée funèbre deviennent spectateurs à leur tour puisque le dramaturge défunt leur demande d’assister à une captation cinématographique de la même pièce jouée par d’autres comédiens  --  et au surplus filmée par un autre cinéaste, Bruno Podalydès. Tout le monde a donc ici un double (ou une doublure), et jusqu’à Resnais lui-même, mais les acteurs-spectateurs reprennent progressivement le pouvoir en réinvestissant progressivement leurs personnages de fiction sous le regard ironique du cinéaste, à la fois magicien et enchanteur  --  et qui ne cesse de brouiller les cartes.

            Comme dans Providence (1977), avec le personnage du vieil écrivain que joue John Gielgud, il y a bien ici un meneur de jeu, sorte de maître d’une cérémonie funèbre qui se révèlera elle-aussi fallacieuse. Car le véritable manipulateur, c’est l’auteur lui-même, cet Antoine que l’on croyait mort et qui réapparaît dans une ultime pirouette comme pour mieux mettre en scène son imminente disparition. Malade, le vieil écrivain de Providence se tenait lui aussi aux portes de la mort,  à la frontière de cet au-delà que Resnais convoque ici d’entrée de jeu en citant (à peine modifié) le célèbre intertitre du Nosferatu de Murnau : « De l’autre côté du pont, les fantômes vinrent à leur rencontre. » Mais bien loin de se résigner à une quelconque fin de toute chose, Resnais propose ici, comme dans beaucoup d’autres de ses films, l’imaginaire comme résistance à la mort. Il faut savoir apprivoiser les fantômes, semble-t-il vouloir nous dire, les transformer en ombres de théâtre ou de cinéma pour qu’ils redonnent vie à des personnages que le néant cherche sans cesse à dévorer. Et c’est bien par le biais du spectacle qu’Orphée retrouvera son Eurydice en entrant dans l’immortalité au-delà de la mort.

            Admirable leçon d’un cinéaste qui sait que son avenir ne manquera de rien et qui aborde le grand âge avec une sérénité souriante. Mais aussi quelle leçon de cinéma nous donne-t-il ici (le jury du festival de Cannes n’y a évidemment vu que du feu) ! On ne sait, tant l’éblouissement est grand, s’il vaut mieux parler de la précision de ses cadrages et de ses mouvements d’appareil, une habitude chez lui depuis toujours ; de l’usage qu’il fait des admirables décors de Jacques Saulnier, sublimement éclairés par Eric Gautier et qui ne sont pas sans évoquer, les chemins de fer aidant, l’univers à l’étrange lumière lunaire de Paul Delvaux ; ou encore de la rigueur millimétrée de sa direction d’acteurs tout à fait exceptionnelle  --  et parfaitement à la hauteur de la distribution qu’il a réunie. Mais je m’en voudrais de terminer sans souligner la filiation qu’il reconnaît au passage avec certains cinéastes de la jeune génération, et notamment Bruno Podalydès dont le dernier film, Adieu Berthe propose lui aussi une évasion à travers le miroir magique de l’illusion. Il y a parfois d’étonnantes parentés  --  étonnantes mais aussi stimulantes.



[1] Je reprends ici le titre de l’excellent livre de Robert Benayoun, Alain Resnais,arpenteur de l’imaginaire (Stock, 1980, réédité chez Ramsay en collection de poche).
[2] « Le Grand jeu de l’imaginaire », propos recueillis par Claude Beylie, in Ecran 77, n°55, février 1977, p. 24.
[3] Julien Gracq, « Les yeux bien ouverts », in Préférences, Œuvres complètes, Gallimard, 1989, p.843.

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