Vous
n’avez encore rien vu, d’Alain Resnais (2012).
C’est peu dire qu’Alain Resnais est
aujourd’hui le plus grand cinéaste vivant
-- et vivant de quelle façon, lui
qui, à 90 ans, nous donne à voir un art d’une insolente jeunesse. Le plus
grand, mais aussi le plus libre, sans doute parce qu’à son âge et avec l’œuvre qui
est la sienne, courts et longs métrages confondus, il n’a assurément plus rien
à prouver et peut donc tout se permettre, comme d’embarquer son spectateur dans
un long rêve éveillé où il réunit, jouant sous leur propre nom tout en se
jouant de leur propre rôle, une quantité impressionnante de comédiens et de
comédiennes de première grandeur. Mais il est vrai que l’on ne doit guère se
faire prier pour travailler avec lui.
Resnais n’a jamais été un cinéaste
réaliste, même dans ses courts métrages de commande, pas plus qu’il n’a
appartenu de près ou de loin à la Nouvelle Vague. Il a toujours été une sorte
de franc-tireur, un indépendant refusant toutes les étiquettes, ne se prenant
jamais trop au sérieux (en dépit d’une réputation d’intellectuel d'une espèce résolument cérébrale) et
choisissant de tromper son monde par d’incessantes remises en cause de sa
pratique -- d’une démarche quasiment expérimentale voire
abstraite (L’Année dernière à Marienbad,
1961, bien sûr, mais pas uniquement : voir Le Chant du styrène, 1958, un de ses admirables courts métrages)
jusqu’à l’adaptation d’auteurs qu’on pourrait croire les plus étrangers à sa
nature : Henri Bernstein pour Mélo
(1986), Maurice Yvain avec l’opérette Pas
sur la bouche (2003) ou Jean Anouilh aujourd’hui.
Aussi n’aime-t-il rien tant que d’arpenter
de film en film les allées d’un imaginaire[1]
particulièrement riche et, pour ce faire, il n’est pas de meilleur truchement
que le théâtre -- et un théâtre non-réaliste, un théâtre où les
mots et les images ouvrent toutes grandes les portes à une rêverie qui permet,
pour reprendre une formule de Stanislavski citée jadis par Resnais lui-même[2],
de « mettre l’irréel sur scène ». Et à l’écran pourrait-on ajouter.
Il importe assez peu finalement que
le cinéaste s’appuie cette fois, comme on a pu le lui reprocher, sur un auteur que d’aucuns
jugent, à tort ou à raison, daté, pour ne pas dire ringard. Intimement mêlées,
les deux pièces d’Anouilh ici utilisées (Eurydice
et Cher Antoine ou l’Amour raté)
servent essentiellement de support à une brillante mise en abyme où des personnages
s’observent, se poursuivent, se perdent et se retrouvent avant de se perdre à
nouveau et pour jamais dans un récit en forme d’obsédant jeu de miroirs où l’on
ne parvient jamais à distinguer le vrai du faux. Car Resnais complique l’affaire
avec délectation en précipitant son spectateur dans une situation de dormeur
éveillé « gouverné tout entier dans son imagination par des impressions
matérielles contre lesquelles, privé qu’il est de mouvement et de contrôle, il
se trouve sans défense »[3].
Et ignore dans quelle fausse réalité il se trouve. Que croire en effet quand on
voit un groupe d’acteurs connus (et bien réels puisque présentés sous leur
véritable identité) réuni à l’occasion de la mort d’un auteur dramatique
totalement imaginaire mais dont ils ont cependant tous joués une pièce écrite
par un autre auteur dramatique, bien réel lui. D’autant que ces comédiens
réunis pour ce que l’on pense être une veillée funèbre deviennent spectateurs à
leur tour puisque le dramaturge défunt leur demande d’assister à une captation
cinématographique de la même pièce jouée par d’autres comédiens -- et
au surplus filmée par un autre cinéaste, Bruno Podalydès. Tout le monde a donc
ici un double (ou une doublure), et jusqu’à Resnais lui-même, mais les
acteurs-spectateurs reprennent progressivement le pouvoir en réinvestissant
progressivement leurs personnages de fiction sous le regard ironique du
cinéaste, à la fois magicien et enchanteur
-- et qui ne cesse de brouiller
les cartes.
Comme dans Providence (1977), avec le personnage du vieil écrivain que joue
John Gielgud, il y a bien ici un meneur de jeu, sorte de maître d’une cérémonie
funèbre qui se révèlera elle-aussi fallacieuse. Car le véritable manipulateur,
c’est l’auteur lui-même, cet Antoine que l’on croyait mort et qui réapparaît
dans une ultime pirouette comme pour mieux mettre en scène son imminente
disparition. Malade, le vieil écrivain de Providence
se tenait lui aussi aux portes de la mort,
à la frontière de cet au-delà que Resnais convoque ici d’entrée de jeu
en citant (à peine modifié) le célèbre intertitre du Nosferatu de Murnau : « De l’autre côté du pont, les
fantômes vinrent à leur rencontre. » Mais bien loin de se résigner à une
quelconque fin de toute chose, Resnais propose ici, comme dans beaucoup d’autres
de ses films, l’imaginaire comme résistance à la mort. Il faut savoir
apprivoiser les fantômes, semble-t-il vouloir nous dire, les transformer en
ombres de théâtre ou de cinéma pour qu’ils redonnent vie à des personnages que
le néant cherche sans cesse à dévorer. Et c’est bien par le biais du spectacle
qu’Orphée retrouvera son Eurydice en entrant dans l’immortalité au-delà de la
mort.
Admirable leçon d’un cinéaste qui
sait que son avenir ne manquera de rien et qui aborde le grand âge avec une
sérénité souriante. Mais aussi quelle leçon de cinéma nous donne-t-il ici (le
jury du festival de Cannes n’y a évidemment vu que du feu) ! On ne sait,
tant l’éblouissement est grand, s’il vaut mieux parler de la précision de ses
cadrages et de ses mouvements d’appareil, une habitude chez lui depuis toujours ;
de l’usage qu’il fait des admirables décors de Jacques Saulnier, sublimement
éclairés par Eric Gautier et qui ne sont pas sans évoquer, les chemins de fer
aidant, l’univers à l’étrange lumière lunaire de Paul Delvaux ; ou encore
de la rigueur millimétrée de sa direction d’acteurs tout à fait exceptionnelle -- et
parfaitement à la hauteur de la distribution qu’il a réunie. Mais je m’en
voudrais de terminer sans souligner la filiation qu’il reconnaît au passage avec
certains cinéastes de la jeune génération, et notamment Bruno Podalydès dont le
dernier film, Adieu Berthe propose
lui aussi une évasion à travers le miroir magique de l’illusion. Il y a parfois
d’étonnantes parentés -- étonnantes mais aussi stimulantes.
[1] Je
reprends ici le titre de l’excellent livre de Robert Benayoun, Alain Resnais,arpenteur de l’imaginaire
(Stock, 1980, réédité chez Ramsay en collection de poche).
[2] « Le
Grand jeu de l’imaginaire », propos recueillis par Claude Beylie, in Ecran 77, n°55, février 1977, p. 24.
[3] Julien
Gracq, « Les yeux bien ouverts », in Préférences, Œuvres complètes, Gallimard, 1989, p.843.
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