25 septembre 2012

Un "western" inattendu.


Réédition de Le Clan des irréductibles (Never Give an Inch), Paul Newman (1971).

Contrairement à Clint Eastwood, qui a progressivement glissé de l’état de comédien à celui de cinéaste faisant l’acteur de temps à autre, Paul Newman sera toujours et avant tout resté un comédien, ne passant que très ponctuellement derrière la caméra. Il a certes réalisé presque coup sur coup trois films entre 1968 et 1972 : Rachel, Rachel en 1968 et De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites (The Effect of Gamma Rays on Man-in-the-Moon Marigolds) en 1972 avec, entre les deux, celui qui bénéficie aujourd’hui d’une opportune réédition, Le Clan des irréductibles (Never Give an Inch) en 1971 ; mais ensuite, et jusqu’à sa mort en 2008, deux films seulement, L’Affrontement (Harry and Son, 1984) et La Ménagerie de verre (The Glass Menagerie, 1987).

Une filmographie aussi courte qu’attachante, à la fois marquée par l’empreinte du théâtre et centrée sur la personnalité de sa femme, l’actrice Joanne Woodward, elle-même plus intéressée par sa carrière théâtrale que cinématographique. L’un et l’autre ont été formés à l’école de l’Actors Studio et c’est d’abord sur scène que Newman a connu le succès au début des années 50. Bien qu’ayant mené à partir de 1954 une carrière aussi brillante qu’éclectique au cinéma, il placera certain de ses premiers films sous le signe du théâtre, avec notamment deux adaptations de Tennessee Williams réalisées par Richard Brooks, La Chatte sur un toit brûlant (Cat on a Hot Tin Roof, 1958) et Doux oiseau de jeunesse (Sweet Bird of Youth, 1962) ; et le cinquième et dernier film qu’il réalisera, La Ménagerie de verre, sera également une adaptation de Tennessee Williams. Pour nombre d’acteurs de la génération de Newman ou Joanne Woodward, passés qui plus est par l’Actors Studio, ce théâtre-là fut sans aucun doute une référence capitale et constante.

On n’en est donc que plus étonné de trouver Le Clan des irréductibles dans sa filmographie de cinéaste. Lui qui s’intéresse plus volontiers à des personnages féminins (tous joués par Joanne Woodward), fragiles, volontiers malmenés par l’existence et saisis dans des cadres plutôt intimistes, le voilà qui s’attache ici à un univers masculin où la nature joue un rôle essentiel et dont le message politique passerait sans peine pour réactionnaire  --  au point qu’un critique de l’époque pouvait écrire que Newman, pourtant situé politiquement à gauche (comme Henry Fonda), signait-là « un film que n’aurait pas désavoué John Wayne »[1]. Présenté dans une version amputée d’une dizaine de minutes, il fut d’ailleurs plutôt fraîchement accueilli.

Le voir (ou le revoir) aujourd’hui, quarante ans après sa sortie et dans une copie cette fois intégrale, permet de le réévaluer sereinement et de lui rendre justice. Il s’agit d’un film assurément beaucoup moins simpliste que la plupart des commentaires d’alors le laissaient penser. Peut-être à l’image du roman qu’il adapte  --  le second et dernier (à ce jour) de Ken Kesey, auteur du célèbre Vol au-dessus d’un nid de coucou, sorte de « protohippie »[2] amateur de drogues en tous genres, pilier de la contre-culture et du mouvement psychédélique. Très éloigné de John Wayne et de l’Amérique nixonienne, on le voit.

L’histoire s’attache à une famille de bucherons de l’Oregon, un clan plus qu’une famille (pour faire écho au titre français du film), les Stamper, menée par un patriarche despotique, Henry (Henry Fonda), et composée de son fils Hank (Paul Newman), de son neveu Joe (Richard Jeackel) et de leurs épouses respectives. Tous vivent ensemble dans une grande maison, au bord du fleuve qui leur permet d’acheminer leurs trains de bois, en butte à l’hostilité de leurs voisins. C’est qu’ils ont refusé de se joindre à la grève que mènent les autres bucherons du pays, d’abord par respect de la parole donnée et aussi par principe, parce que nul ne saurait dicter leur conduite à ceux qui prétendent « ne jamais lâcher d’un pouce »  --  c’est le titre original du film (Never Give an Inch), différent de celui du roman (Sometimes a Great Notion). Celui-là semble d’ailleurs[3] assez sensiblement s’éloigner de celui-ci, long récit où les voix de plusieurs narrateurs se mêlent en divers courants de conscience à la manière de Faulkner. Le fleuve y joue un rôle plus important que dans le film, menaçant sans cesse d’emporter la maison que ses habitants s’acharnent à protéger et à consolider  --  même contre les éléments, les Stamper ne lâchent jamais d’un pouce. Quoi qu’il en soit, dans le film aussi bien que dans le roman, ils forment une famille se revendiquant d’un esprit pionnier devenu anachronique. Individualistes et durs à la tâche, ils suivent la voie tracée par le patriarche, même si elle doit les mener dans une impasse ou pire. Le retour de Leeland (Michael Sarrazin), fils cadet qu’Henry a eu d’un second mariage, va jouer un rôle de catalyseur en introduisant le doute dans ce clan apparemment bien soudé. Tandis que monte l’hostilité des autres bucherons, des incidents de chantier vont se multiplier et l’unité familiale s’en trouvera irrémédiablement brisée.

Sans doute le scénario de John Gay réduit-il la complexité du roman, s’intéressant essentiellement, ou presque, à sa dimension de western[4]. Rien d’étonnant donc à ce que le film puisse apparaître comme réactionnaire quand ses personnages principaux vivent dans un passé mythique qui n’a que peu à voir avec l’époque moderne. Ils ressemblent comme des frères aux aventuriers vieillissants qu’un Peckinpah ou un Leone ont mis en scène dans leurs westerns désenchantés, et qui apparaissaient déjà comme des anachronismes. A ceci près qu’eux en avaient conscience et exprimaient ce désenchantement[5] alors que la famille s’y refuse et s’arc-boute sur des valeurs périmées. Le film s’inscrit ainsi dans un des sous-genres du western qu’on pourrait appeler western contemporain, dont l’action se situe après 1945 et apparu au début des années 60 avec Les Désaxés (The Misfits, John Huston, 1961), Seuls sont les indomptés (Lonely are the Brave, David Miller, 1962) ou Le plus sauvage d’entre tous (Hud, Martin Ritt, 1963, avec déjà Paul Newman)[6], et qui marque le crépuscule d’une Amérique conquérante et pionnière, la fin d’une innocence que l’assassinat de Kennedy et ses conséquences précipiteront encore[7]. Dix ans à peine après Seuls sont les indomptés, comment ne pas voir dans le clan Stamper une résurgence de ce cow-boy solitaire (Kirk Douglas dans le film de Miller) dont le « combat se situe au niveau de son affrontement quotidien à une société qui contraint l’individu à une normalisation ignorante de ses aspirations profondes et lui interdit d’être lui-même, (et qui) en meurt, victime de l’appareil répressif mis en place par cette société qui ne tolère pas les individualistes »[8].

Mais, en dépit d’une fin assez artificielle et comme maladroitement « raccrochée » au récit (les deux frères survivants parviennent contre toute attente à convoyer un énorme train de bois flotté en adressant un très symbolique doigt d’honneur au système), il ne manque pas ici de failles qui remettent en cause les glorieuses mythologies du passé. Henry le grand ancêtre n’apparaît guère sympathique et son jusqu’au-boutisme absurde, qui lui donne (autre grande mythologie américaine) des airs de capitaine Achab[9], mènera le clan à la catastrophe. Quant aux femmes, dont le rôle de domestiques est clairement signifié, elles choisiront l’une et l’autre d’abandonner le navire après la tempête, et cette « libération » féminine (sinon féministe) est trop rare dans le western pour ne pas être soulignée ici. Leeland enfin, le fils rebelle parti s’exiler sur la côte Est, à New-York (et l’on sait combien, dans la mythologie américaine, la grande ville peut-être lourde de menaces et de dangers), porte en lui les racines de la discorde. Les cheveux longs, refusant d’aller chasser car se revendiquant du parti du renard, suicidaire comme sa mère, la seconde épouse d’Henry qui a séduit Hank quand il avait quatorze ans, il introduit dans le récit des pistes dont on s’étonne que Newman, y retrouvant le monde familier des dramaturges américains d’après-guerre, ne les ait pas davantage explorées.

Mais il est vrai que, contrairement à ses autres films, il n’a pas maîtrisé celui-ci de bout en bout. Bien que producteur (ce qui prouve tout de même son intérêt pour l’entreprise), il en a repris la réalisation en cours de route, après le départ d’un Richard Colla défaillant. Il n’en réussit pas moins un beau portrait de femme avec Viv (Lee Remick), l’épouse de Hank, tout en révélant dans les très nombreuses séquences de plein air un vrai sens de la nature et du spectaculaire assez proche de certains grands westerns d’Anthony Mann. Bref, à voir aujourd’hui Le Clan des irréductibles, on (re)découvre un excellent film qui, disons-le sans détour, a infiniment mieux vieilli que bien d’autres productions de la même époque réputées plus urbaines (dans tous les sens du mot) et mieux pensantes  --  je ne citerai pas de titres. Décidément, oui, les films se jugent en appel.



[1] Bernard Cohn, in Positif, n°139, juin 1972, p.64.
[2] L’expression est d’Alain Dister, in La Beat Generation. La révolution hallucinée, collection « Découvertes », Gallimard, 1997, p.69.
[3] Si j’en crois les connaisseurs, le livre n’ayant pas été traduit en français. A quand donc une (tardive) traduction française ?
[4] Dans un de ses essais d’anthropologie littéraire intitulé The Return of the Vanishing American (1968, traduit sous le titre de Le Retour du Peau-Rouge aux éditions du Seuil en 1971), Leslie Fiedler parle bien à propos de Vol au-dessus d’un nid de coucou (le roman) d’un western (p.161) dans le sens où il définit la littérature américaine selon une « orientation spatiale d’ordre mythique » correspondant aux quatre points cardinaux (eastern, northern, southern et western)  --  chaque direction véhiculant ses propres mythologies. Rappelons que l’Oregon se situe le long du Pacifique, au nord-ouest des Etats-Unis.
[5] Qui vaut aussi bien pour Le Guépard, le roman de Lampedusa et le film de Visconti  --  celui-ci tellement proche du Il était une fois dans l’Ouest de Leone.
[6] Sans parler de Junior Bonner, réalisé en 1972 par Sam Peckinpah.
[7] Que j’ai récemment évoquées à propos de l’apparition des thrillers paranoïaques.
[8] Jean-Louis Rieupeyrout, in La grande aventure du western, éditions du Cerf, 1964, p.356.
[9] Le bras coupé de l’un remplaçant la jambe perdue de l’autre.

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