Compliance,
de Craig Zobel (2012).
Voilà un film fort peu aimable et
cependant d’excellente qualité, qui transforme le spectateur plus que jamais en
voyeur et lui jette en pâture un drame tout à la fois insupportable et
banal --
et que sa banalité même rend d’autant plus insupportable. On se surprend
ici à vouloir apostropher les acteurs, ou plutôt les personnages qu’ils
incarnent tous de façon remarquable, voire à quitter la salle en cours de
projection tant le malaise qu’on ressent est profond. C’est dire la force d’un
film qui repose en partie sur la célèbre expérience du psychologue Stanley
Milgram mettant en lumière les ravages de l’obéissance aux ordres et de la
soumission à l’autorité[1].
Il arrive même que l’on doute parfois d’une histoire dont on nous assure
pourtant (formule irritante mais ici justifiée) qu’elle est inspirée de faits
réels --
et qu’elle s’est même répétée à plusieurs reprises à travers le
territoire des Etats-Unis.
Le scénario, pratiquement filmé en
temps réel, part de l’appel téléphonique que la gérante d’un fast food, Sandra (Ann Dowd,
impressionnante), reçoit d’un policier très sûr de lui (Pat Healy). Une de ses
employés, Becky (Dreama Walker) aurait volé de l’argent dans le sac d’une
cliente. Très vite, elle accepte de se soumettre aux exigences grandissantes du
policier (interrogatoire, puis fouille au corps, puis séquestration), de même
que tous ses collaborateurs, et jusqu’à la jeune fille accusée elle-même. Il
suffit que le policier, dont le cinéaste révèle très vite (et c’est une
impérieuse nécessité) qu’il est un imposteur, manie la carotte et le bâton,
sachant flatter quand il le faut ou au contraire menacer, pour obtenir ce qu’il
veut d’individus qui sont par ailleurs de braves gens parfaitement ordinaires
(il est dit, après coup, de Sandra qu’elle est « gentille ») --
vous et moi en quelque sorte.
C’est là qu’à partir de l’expérience
de Milgram le film trouve une de ses forces (pas la seule, j’y reviendrai) :
à voir ces personnages s’enfoncer dans l’ignominie en obéissant aveuglément à
ce qu’ils pensent être une autorité légitime et indiscutable (« Faites ce
que je vous dis, c’est la procédure légale et je vous couvre », leur dit
en substance le « policier »), on se dit qu’on aurait soi-même
résisté, qu’on se serait rebellé et que, même, dès le départ, on ne se serait
pas laissé avoir. Mais est-ce si sûr ? Et dans la peau de cette gérante
débordée et stressée par son travail, peut-être pas très éduquée (et ce n’est
pas un crime, que je sache), sans doute vite impressionnée par l’autorité, à
commencer par celle de son patron, aurions-nous su faire face à la situation
avec davantage de bon sens et de lucidité ?
Mais c’est là aussi que le film
révèle sa seule faiblesse -- mais en est-ce finalement bien une ? On a beau s’interroger sur sa
propre capacité à résister à une autorité, et en dépit du caractère authentique
du récit, Zobel semble finir par pousser le bouchon un peu loin. Est-il bien
crédible d’imaginer faire surveiller par un homme une jeune fille dont la
nudité n’est protégée que par un simple tablier quand en plus on a demandé
soi-même peu de temps auparavant la présence d’un témoin pour une simple
fouille ? Assurément pas, surtout dans un pays où, chacun le sait, une
plaisanterie un peu leste adressée à une femme peut valoir des poursuites pour
harcèlement sexuel. Mais peut-être, après tout, les protagonistes de toute
l’affaire (dans le film comme dans la « vraie vie ») sont-ils
tombés dans cet au-delà de toute morale
où l’on perd la raison, et sans doute faut-il accepter cette chute de Sandra et
de son entourage dans l’aberration la plus totale puisqu’elle permet d’amener
le personnage qui, lui, va refuser le jeu et permettre la découverte du pot aux
roses. C’est que la soumission à l’autorité n’est pas une fatalité et quelques
sujets de Milgram se sont heureusement rebellés
-- comme certains, en d’autres
temps, ont refusé de participer à des meurtres de masse[2].
Car si le mal peut se réfugier dans la banalité, la banalité n’engendre pas
nécessairement le mal. Sandra cependant, terrifiante conclusion, se vit elle
aussi comme une victime, à un degré moindre que Becky concède-t-elle tout
même ; mais elle refuse d’assumer la moindre responsabilité en dépit des
preuves qui l’accablent ; après tout, n’a-t-elle pas fait que son devoir
en exécutant les ordres que l’autorité lui donnait ? « Le mal n’était
point banal ; ceux qui l’ont commis l’étaient. »[3]
Prenons garde cependant, tant le
sujet est fort et dérangeant, à ne pas réduire le film à la simple illustration d’une expérience
scientifique, aussi fascinante et inquiétante soit-elle. N’oublions pas que Compliance est d’abord un objet
cinématographique, et Craig Zobel nous le rappelle de belle façon. Par la
qualité de son scénario d’abord, parfaitement maîtrisé et qui, sans jamais
hausser le ton, enchaîne les séquences en une montée de tension qui se révèle
presque irrésistible. Par la qualité de sa mise en scène ensuite, extrêmement
retenue, objective pour ainsi dire, témoin impassible d’une barbarie tranquille
et quotidienne -- alors même que le sujet autorisait toutes les
outrances. Zobel suggère davantage qu’il ne montre et il s’attache pour ainsi
dire essentiellement aux visages de ses personnages qu’il saisit en gros plans,
parfaits révélateurs des sentiments. Il intercale de temps en temps des moments
plus ordinaires de la vie du fast food,
comme des respirations régulières dont il ponctue presque musicalement son
étouffant huis-clos. Des gestes quotidiens qui montrent à leur façon un autre
visage de la banalité.
Cinéaste juvénile (il a à peine plus de
trente ans) dont c’est le troisième film[4],
Craig Zobel a étudié à la University of North Carolina Scholar of the Arts où
il avait notamment Jeff Nichols comme condisciple. Si l’on ajoute les noms de
Debra Granik (Winter’s Bone, 2010) et
du prometteur Benh Zeitlin (Caméra d’or au dernier festival de Cannes et dont Les Bêtes du Sud sauvage sort en
décembre prochain, tout comme le prochain film de Jeff Nichols, Mud), on peut voir s’annoncer là comme
une brillante relève. On ne s’en plaindra pas.
[1]
L’expérience consiste à amener un sujet à infliger des chocs électriques à une
tierce personne (jouée en fait par un acteur) et à en augmenter l’intensité en
dépit des cris de douleur de la victime.
[2]
L’historien britannique Christopher Browning utilise entre autres l’expérience
de Milgram pour chercher à expliquer comment des « hommes
ordinaires », ni nazis fanatiques ni sadiques, ont pu devenir des bourreaux en massacrant, au
sein des Einsatzgruppen, des dizaines de milliers
de Juifs lors de l’offensive allemande de 1941 contre l’URSS (Christopher
Browning, Des Hommes ordinaires,
1994, Le Belles Lettres, réédition en 10-18, 2001).
[3]
La formule est de Christopher Browning (op.cit., p. 272) qui commente à sa façon
la célèbre formule avancée par Hannah Arendt à l’occasion du procès
Eichmann (voir Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Quarto, Gallimard,
2002).
[4]
Les deux précédents, Great World of Sound
(2007) et Turkey in the Straw (2008),
sont inédits en France.
Pourquoi l’imposture du policier relève-t-elle d’une «impérieuse nécessité» ? Nécessaire à votre conscience de spectateur ? Au message moral du réalisateur ? Si ce point avait été omis, l’histoire serait-elle fondamentalement autre ?
RépondreSupprimerVous ne m’avez pas bien compris (mais sans doute n’ai-je pas été suffisamment clair) : ce n’est pas que le policier soit un imposteur qui est une impérieuse nécessité, mais le fait pour le cinéaste de devoir l’apprendre très vite au spectateur. Vous qui connaissez bien Hitchcock, vous n’ignorez pas que le suspense vaut mieux que la surprise et que « dans la forme ordinaire du suspense, il est indispensable que le public soit parfaitement informé des éléments présents. Sinon (ajoute Hitchcock) il n’y a pas de suspense » (« Le Cinéma selon Hitchcock », p.53). Et plus loin (p.83) il précise ce qu’il tient pour un important principe de suspense : « Il s’agit de donner au public une information que les personnages de l’histoire ne connaissent pas encore ; grâce à ce principe le public en sait plus long que les héros et il peut se poser avec plus d’intensité la question : ‘Comment la situation va-t-elle pouvoir se résoudre ?’ » J’ajoute que Craig Zobel, en s’attachant très tôt aux faits et gestes du faux policier compose un personnage de méchant très réussi -- là encore, autre règle hitchcockienne : « plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film » (p.143).
SupprimerJe vous remercie de m’avoir permis de revenir sur un point que j’ai négligé : « Compliance » est aussi un film de suspense parfaitement abouti.
Votre explication narratologique me semble en effet plus claire (et il est exact que l’influence d’Hitchcock se perçoit dans ce film par plus d’un aspect).
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