12 septembre 2012

Billy Wilder confirme son génie.


Stalag 17, de Billy Wilder (1953).

            C’est une excellente idée qu’a eue la Cinémathèque de proposer, en marge de la rétrospective Preminger, une projection du Stalag 17 de Billy Wilder  --  proposition d’autant plus pertinente que le cher Otto y interprète d’une façon particulièrement remarquable un rôle d’officier nazi d’une suffisance sadique dont il semble se régaler. Quant au film lui-même, s’il n’est pas inaccessible, très loin de là (on le trouve aisément en DVD), il n’est pas de toutes les œuvres de Wilder la plus connue ni celle que l’on considère avec le plus d’attention. Un observateur mal informé et abusé par un titre certes justifié mais qui ne rend qu’imparfaitement compte de son sujet pourrait en effet s’attendre à un de ces récits d’aventures dont un John Sturges fera plus tard ses choux gras (The Great Escape/La Grande évasion, 1963)  --  William Holden frayant en quelque sorte la voie à Steve McQueen. Il serait en fait bien loin du compte.

            Car Wilder, on pouvait s’y attendre, propose bien autre chose qu’un récit d’aventures et l’on ne trouvera guère ici d’action pure. Ne travaillant plus en collaboration avec le scénariste Charles Brackett (son complice jusqu’à Sunset Boulevard/Boulevard du crépuscule en 1950) et pas encore avec I.A.L. Diamond (à partir de Love in the Afternoon/Ariane, en 1957, et jusqu’à la fin), Wilder adapte cette fois une pièce de théâtre (d’où le caractère fort peu spectaculaire de l’ensemble) avec l’aide d’un certain Edwin Blum, un collaborateur occasionnel qu’on peut sans doute considérer de peu d’importance[1]. Que l’on ne voit pas dans ce jugement à l’emporte-pièce le moindre mépris de ma part : il y a simplement que le résultat final apparaît déjà tellement wilderien qu’on a du mal à croire que le cinéaste n’ait pas imposé ses vues tout au long de l’écriture du scénario.

            Il s’agit en fait au départ d’une sorte de whodunit en forme de huis-clos à la façon d’Agatha Christie  --  dont Wilder adaptera une pièce dans des conditions assez similaires avec Witness for the Prosecution/Témoin à charge (1957). Lequel des prisonniers du baraquement 4 trahit-il ses camarades ? Voilà pour l’argument « policier » que Wilder illustre avec autant d’aisance que de détachement. Car, pas plus que dans Témoin à charge, ce n’est là ce qui l’intéresse en priorité. Il voit au contraire dans l’étude du comportement de ces hommes d’origines diverses et variées, réunis malgré eux dans des conditions difficiles où tous les coups sont permis, l’occasion d’étudier l’homme tel qu’en lui-même  --  occasion pour lui d’exercer la verve satirique qu’on lui connaît.

            D’où, pour commencer, une absence totale d’héroïsme chez ces prisonniers, tout au plus une ironie dévastatrice qu’ils pratiquent tant vis-à-vis d’eux-mêmes que de leurs geôliers allemands qui, de leur côté, ne le cèdent en rien sur ce terrain. Wilder met en place ici pour la première fois peut-être de façon aussi claire cette vision des rapports sociaux comme guerre de tous contre tous qui traverse toute son œuvre. Sans doute (seule concession « patriotique ») le traitre n’est-il pas un Américain prisonniers mais un agent allemand infiltré, mais quand Sefton, le personnage qu’interprète William Holden, finit par choisir de s’évader pour sauver un officier, il n’oublie pas de régler ses comptes avec ses « camarades » en leur recommandant de changer de trottoir si jamais il leur arrive de se croiser après la guerre.

            Car Sefton n’est pas le « bon » Américain que la tradition (et sans doute l’opinion publique de 1953) voudrait qu’il soit[2]. Prisonnier, il s’estime heureux de l’être, bien en sécurité dans son stalag, exerçant de juteux trafics avec les Allemands et exploitant ses compagnons sans état d’âme. Il annonce avec cynisme le monde à venir et pourrait déjà prendre à son compte ce dialogue de Un, deux, trois (One, Two, Three, 1961) : «  -- Tout le monde est-il corrompu ?  -- Je ne connais pas tout le monde. » Vision déjà d’autant plus noire que ceux qui se veulent héroïques n’hésitent pas à s’ériger en juges prisonniers des apparences et des préjugés et à se faire exécuteurs des basses œuvres avec une assez peu ragoutante bonne conscience. Il y a déjà tout Wilder dans cette description corrosive de la veulerie du corps social que le cinéaste ne cessera guère de stigmatiser tout au long de sa carrière  --  et qui lui vaudra bien des critiques venues de tous les bords, et pas seulement aux seuls Etats-Unis.

            Au-delà cependant de ce jeu de massacre dévastateur, Wilder s’inscrit par ailleurs dans le droit fil de l’humour d’un Lubitsch, qui fut son mentor, et, mutatis mutandis, c’est avec la même audace que celle du maître réalisant To Be or Not to Be en pleine guerre qu’il met en scène ici des « prisonniers de guerre américains se conduisant comme des animaux »[3] et survivant à coup de petites lâchetés et de peu glorieuses débrouillardises. Et, dans ce registre, l’irrésistible Sig Ruman jette une passerelle drolatique entre les deux films avec son personnage de nazi jovial, rigolard et balourd  --  « Camp de concentration » Ehrhardt dans To Be, Jean-Sébastien Schulz ici. Il fallait oser, comme il fallait aussi oser, dans cet univers essentiellement masculin, jeter la graine de la réflexion sur le travestissement et l’ambigüité des sexes que Wilder mènera avec obstination de film en film. Aussi, lorsque Shapiro (Harvey Lembeck) se déguise en Betty Grable et qu’un de ses camarades finit par se prendre au jeu et par ne plus voir que Betty Grable, impossible de ne pas penser à Certains l’aiment chaud (Some Like It Hot) que Wilder réalisera six ans plus tard, en 1959  --  et le « Je suis un homme » lancé par Jack Lemmon/Jerry en ôtant sa perruque sonne comme le parfait écho du « Je suis Shapiro » que l’on entend ici. Si l’on veut bien admettre que les meilleures qualités d’un grand artiste peuvent aussi se dissimuler dans ses œuvres jugées (à tort) secondaires, alors oui, avec Stalag 17, Wilder confirme son génie.



[1]Il n’y a d’ailleurs rien à sauver de sa carrière mis à part Stalag 17.
[2] Et que le même Holden jouera l’année suivante dans Les Ponts de Toko-Ri (The Bridges of the Toko-Ri, Mark Robson, 1954) où il meurt en héros de la guerre de Corée.
[3] Entretien avec Michel Ciment, Positif, n°120, octobre 1970, p.12.

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