Stalag
17, de Billy Wilder (1953).
C’est une excellente idée qu’a eue
la Cinémathèque de proposer, en marge de la rétrospective Preminger, une
projection du Stalag 17 de Billy
Wilder -- proposition d’autant plus pertinente que le
cher Otto y interprète d’une façon particulièrement remarquable un rôle
d’officier nazi d’une suffisance sadique dont il semble se régaler. Quant au
film lui-même, s’il n’est pas inaccessible, très loin de là (on le trouve
aisément en DVD), il n’est pas de toutes les œuvres de Wilder la plus connue ni
celle que l’on considère avec le plus d’attention. Un observateur mal informé
et abusé par un titre certes justifié mais qui ne rend qu’imparfaitement compte
de son sujet pourrait en effet s’attendre à un de ces récits d’aventures dont
un John Sturges fera plus tard ses choux gras (The Great Escape/La Grande évasion, 1963) --
William Holden frayant en quelque sorte la voie à Steve McQueen. Il serait
en fait bien loin du compte.
Car Wilder, on pouvait s’y attendre,
propose bien autre chose qu’un récit d’aventures et l’on ne trouvera guère ici
d’action pure. Ne travaillant plus en collaboration avec le scénariste Charles
Brackett (son complice jusqu’à Sunset
Boulevard/Boulevard du crépuscule en 1950) et pas encore avec I.A.L.
Diamond (à partir de Love in the
Afternoon/Ariane, en 1957, et jusqu’à la fin), Wilder adapte cette fois une
pièce de théâtre (d’où le caractère fort peu spectaculaire de l’ensemble) avec
l’aide d’un certain Edwin Blum, un collaborateur occasionnel qu’on peut sans
doute considérer de peu d’importance[1].
Que l’on ne voit pas dans ce jugement à l’emporte-pièce le moindre mépris de ma
part : il y a simplement que le résultat final apparaît déjà tellement
wilderien qu’on a du mal à croire que le cinéaste n’ait pas imposé ses vues
tout au long de l’écriture du scénario.
Il s’agit en fait au départ d’une
sorte de whodunit en forme de
huis-clos à la façon d’Agatha Christie
-- dont Wilder adaptera une pièce
dans des conditions assez similaires avec Witness
for the Prosecution/Témoin à charge (1957). Lequel des prisonniers du
baraquement 4 trahit-il ses camarades ? Voilà pour l’argument
« policier » que Wilder illustre avec autant d’aisance que de
détachement. Car, pas plus que dans Témoin
à charge, ce n’est là ce qui l’intéresse en priorité. Il voit au contraire
dans l’étude du comportement de ces hommes d’origines diverses et variées,
réunis malgré eux dans des conditions difficiles où tous les coups sont permis,
l’occasion d’étudier l’homme tel qu’en lui-même
-- occasion pour lui d’exercer la
verve satirique qu’on lui connaît.
D’où, pour commencer, une absence
totale d’héroïsme chez ces prisonniers, tout au plus une ironie dévastatrice
qu’ils pratiquent tant vis-à-vis d’eux-mêmes que de leurs geôliers allemands
qui, de leur côté, ne le cèdent en rien sur ce terrain. Wilder met en place ici
pour la première fois peut-être de façon aussi claire cette vision des rapports
sociaux comme guerre de tous contre tous qui traverse toute son œuvre. Sans
doute (seule concession « patriotique ») le traitre n’est-il pas un
Américain prisonniers mais un agent allemand infiltré, mais quand Sefton, le
personnage qu’interprète William Holden, finit par choisir de s’évader pour
sauver un officier, il n’oublie pas de régler ses comptes avec ses
« camarades » en leur recommandant de changer de trottoir si jamais
il leur arrive de se croiser après la guerre.
Car Sefton n’est pas le
« bon » Américain que la tradition (et sans doute l’opinion publique
de 1953) voudrait qu’il soit[2].
Prisonnier, il s’estime heureux de l’être, bien en sécurité dans son stalag, exerçant
de juteux trafics avec les Allemands et exploitant ses compagnons sans état
d’âme. Il annonce avec cynisme le monde à venir et pourrait déjà prendre à son
compte ce dialogue de Un, deux, trois
(One, Two, Three, 1961) :
« -- Tout le monde est-il corrompu ?
-- Je ne connais pas tout le monde. » Vision déjà d’autant plus
noire que ceux qui se veulent héroïques n’hésitent pas à s’ériger en juges
prisonniers des apparences et des préjugés et à se faire exécuteurs des basses
œuvres avec une assez peu ragoutante bonne conscience. Il y a déjà tout Wilder
dans cette description corrosive de la veulerie du corps social que le cinéaste
ne cessera guère de stigmatiser tout au long de sa carrière -- et
qui lui vaudra bien des critiques venues de tous les bords, et pas seulement
aux seuls Etats-Unis.
Au-delà cependant de ce jeu de
massacre dévastateur, Wilder s’inscrit par ailleurs dans le droit fil de
l’humour d’un Lubitsch, qui fut son mentor, et, mutatis mutandis, c’est avec la même audace que celle du maître
réalisant To Be or Not to Be en
pleine guerre qu’il met en scène ici des « prisonniers de guerre
américains se conduisant comme des animaux »[3]
et survivant à coup de petites lâchetés et de peu glorieuses débrouillardises.
Et, dans ce registre, l’irrésistible Sig Ruman jette une passerelle drolatique
entre les deux films avec son personnage de nazi jovial, rigolard et
balourd -- « Camp de concentration » Ehrhardt
dans To Be, Jean-Sébastien Schulz
ici. Il fallait oser, comme il fallait aussi oser, dans cet univers
essentiellement masculin, jeter la graine de la réflexion sur le
travestissement et l’ambigüité des sexes que Wilder mènera avec obstination de
film en film. Aussi, lorsque Shapiro (Harvey Lembeck) se déguise en Betty
Grable et qu’un de ses camarades finit par se prendre au jeu et par ne plus
voir que Betty Grable, impossible de
ne pas penser à Certains l’aiment chaud
(Some Like It Hot) que Wilder
réalisera six ans plus tard, en 1959
-- et le « Je suis un
homme » lancé par Jack Lemmon/Jerry en ôtant sa perruque sonne comme le
parfait écho du « Je suis Shapiro » que l’on entend ici. Si l’on veut
bien admettre que les meilleures qualités d’un grand artiste peuvent aussi se
dissimuler dans ses œuvres jugées (à tort) secondaires, alors oui, avec Stalag 17, Wilder confirme son génie.
[1]Il n’y a
d’ailleurs rien à sauver de sa carrière mis à part Stalag 17.
[2] Et que
le même Holden jouera l’année suivante dans Les
Ponts de Toko-Ri (The Bridges of the
Toko-Ri, Mark Robson, 1954) où il meurt en héros de la guerre de Corée.
[3] Entretien
avec Michel Ciment, Positif, n°120,
octobre 1970, p.12.
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