24 août 2012

Sortir du purgatoire?


Actualité d’Otto Preminger (1).

            Rares sont les créateurs, qu’il s’agisse de peintres, d’écrivains, de musiciens ou de cinéastes (liste non limitative), qui n’aient connu après leur mort une période de purgatoire plus ou moins longue, quelquefois même définitive. Certains ont même rencontré cette disgrâce de leur vivant, quand leur œuvre s’est par exemple infléchie, donnant une image volontiers brouillée de leur auteur, décevant parfois, à tort ou à raison, ses plus fidèles admirateurs, se coupant enfin de son public jusqu’à multiplier les échecs commerciaux : livres qui ne se vendent plus, salles d’expositions, de concerts ou de spectacles désertées ou peuplées désormais par un dernier carré de thuriféraires eux-mêmes plus très sûrs de leur admiration. Ainsi Otto Preminger, cinéaste américain issu de la prestigieuse émigration viennoise (il est né à Vienne en 1906 et mort à New-York en 1986), bénéficia-t-il d’une gloire incontestée et incontestable dans les années 40 et 50 avant de se voir repoussé peu à peu vers les ténèbres extérieures à partir du milieu des années 60. Sans doute Preminger lui-même a-t-il été en grande partie responsable de cette dérive : lui qui prétendait assurer un contrôle jaloux voire dictatorial sur ses films, dont il a souvent assuré la production, il n’a guère pu  rejeter sur un autre ses plus retentissants échecs. Mais pour autant, certains de ses films qui furent vilipendés par une critique qui l’avait en d’autre temps porté au pinacle ne méritent assurément pas certains excès d’indignité. Comme nombre d’autres cinéastes de sa génération,  il s’est trouvé marginalisé par l’arrivée de jeunes réalisateurs plus en phase avec l’évolution des goûts du public, ces « petits prodiges barbus », comme le fait dire Billy Wilder (né lui aussi à Vienne et lui aussi en 1906) à un personnage de Fedora (1978), son chef-d’œuvre ô combien testamentaire, qui « n’ont pas besoin de script, eux, juste d’une caméra légère et d’un zoom ».

            C’est volontairement que je n’ai jusqu’ici cité aucun titre puisque cette fin d’été puis le début de l’automne vont nous permettre, à travers hommages, rétrospectives et reprises, de revoir et reconsidérer à peu près toute l’œuvre de Preminger  --  et le coup d’envoi vient d’être donné par l’Action-Christine qui propose dès cette semaine la reprise de Whirlpool (Le Mystérieux Dr. Korvo, 1950). Suivront deux rétrospectives, l’une à l’ancien Action-Ecole, rebaptisé (on se demande bien pourquoi) le Desperado, du 5 au 25 septembre ; l’autre à la Cinémathèque française, du 30 août au 8 octobre. J’ignore encore quels films présentera celle du Desperado, mais celle de la Cinémathèque (qui bénéficie du concours de la Cinémathèque suisse) s’annonce très complète puisque deux films seulement manquent apparemment à l’appel, A Royal Scandal (Scandale à la Cour, 1945) et Porgy and Bess[1] (mais un « film surprise » est prévu, alors…), et Skidoo (1968) est annoncé sous réserve. Mais il sera particulièrement intéressant de revoir ou découvrir quelques productions peu connues des années 30 et 40 (Under Your Spell,1936, Danger-Love at Work/Charmante famille, 1937, In the Meantime, Darling, 1944, ou Centennial Summer, 1946) et surtout son premier (et seul) film réalisé à Vienne en 1931, Die Grosse Liebe. On ne manquera pas pour autant de réévaluer la période dite des « grands sujets » qui s’ouvre au début des années 60 avec notamment Exodus (1960), Advise and Consent (Tempête à Washington, 1962) et The Cardinal (Le Cardinal, 1963). Et l’on se réjouira d’autant plus de cette opportunité qui est donnée à Preminger de sortir du purgatoire que certaines rééditions récentes nous ont déjà permis  de constater, à travers des œuvres très diverses (Fallen Angel/Crime passionnel, 1945, Forever Amber/Ambre, 1947, Carmen Jones, 1955, ou Bonjour Tristesse, 1958), l’immense talent du cinéaste. J’y reviendrai.

            On pourra également voir un court métrage consacré au tournage de Saint Joan (Sainte Jeanne, 1957) et un documentaire d’André S. Labarthe où le cinéaste évoque sa carrière. Une anthologie critique est également annoncée (aux éditions Capricci) ainsi que deux conférences qui permettront peut-être de comprendre ce que dit aujourd’hui Preminger aux cinéphiles de la jeune génération (Axelle Ropert et Mathieu Macheret). On n’en regrettera que plus l’impasse faite sur le point de vue plus qu’éclairé des cinéphiles et critiques de l’ « ancienne génération », je pense notamment à Jacques Lourcelles (auteur d’un livre, certes ancien mais indispensable, consacré au cinéaste[2]) mais aussi à Rui Nogueira, dont le projet de livre d’entretien avec Preminger ne vit jamais le jour, ou encore Olivier Eyquem, qui ne put mener à bien l’étude d’ensemble sur laquelle il travailla dans le courant des années 70. Ces trois-là demeurent des témoins privilégiés, notamment Lourcelles et Eyquem qui, heureuses victimes de la générosité du maître, purent assister longuement à des tournages, le premier sur le plateau de Bunny Lake is Missing (Bunny Lake a disparu, 1965), le second (et durant 59 jours !) sur celui de Rosebud (1975)[3]. Le critère de l’âge ne pouvant décemment être retenu (je ne sache pas qu’aucun des trois ne soit gâteux et Serge Toubiana, directeur général, appartient lui-même plutôt à cette génération), on en vient à se demander si la Cinémathèque ne reste pas le terrain de jeu exclusif des Cahiers du Cinéma et de ses réseaux (du Monde aux Inrockuptibles en passant par Trafic revue fondée par feu Serge Daney) dont tout élément jugé hétérodoxe est soigneusement tenu éloigné. Tous ceux de ma génération cinéphilique savent bien que Jacques Lourcelles fut dans les années 60 un « mac-mahonien » pur et dur (donc classé à droite), et à ce titre, dans les pages de la revue Présence du Cinéma, un défenseur acharné de Preminger, et qu’Olivier Eyquem, aujourd’hui responsable du blog Ecrans partagés , collabora longtemps à Positif, rival et frère ennemi des Cahiers. On ne pourra que regretter une telle situation qui n’est peut-être que l’expression de ma paranoïa personnelle. Mais tout de même…



[1] Concernant ce dernier film, il semble exister un imbroglio juridique avec les héritiers de George Gershwin qui en bloque la diffusion depuis des décennies.
[2] Collection « Cinéma d’Aujourd’hui », Seghers, 1965.
[3] On trouvera des extraits de son journal de tournage dans un ancien numéro (n°211-212, juillet-septembre 1978) de L’Avant-scène Cinéma consacré à Preminger et notamment au découpage de son chef-d’œuvre mythique, Laura (1944).

2 commentaires:

  1. Lourcelles est vénéré par la jeune génération de critiques que vous citez et qui figure dans le livre. Il a également longtemps et jusque très récemment animé un ciné-club à la Cinémathèque

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    1. Merci pour votre commentaire. Pour le ciné-club à la Cinémathèque, ne confondez-vous pas avec Jean Douchet -- critique, lui, très éloigné de Lourcelles?

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