Actualité d’Otto Preminger
(1).
Rares sont les créateurs, qu’il
s’agisse de peintres, d’écrivains, de musiciens ou de cinéastes (liste non
limitative), qui n’aient connu après leur mort une période de purgatoire plus
ou moins longue, quelquefois même définitive. Certains ont même rencontré cette
disgrâce de leur vivant, quand leur œuvre s’est par exemple infléchie, donnant
une image volontiers brouillée de leur auteur, décevant parfois, à tort ou à
raison, ses plus fidèles admirateurs, se coupant enfin de son public jusqu’à
multiplier les échecs commerciaux : livres qui ne se vendent plus, salles
d’expositions, de concerts ou de spectacles désertées ou peuplées désormais par
un dernier carré de thuriféraires eux-mêmes plus très sûrs de leur admiration.
Ainsi Otto Preminger, cinéaste américain issu de la prestigieuse émigration
viennoise (il est né à Vienne en 1906 et mort à New-York en 1986),
bénéficia-t-il d’une gloire incontestée et incontestable dans les années 40 et
50 avant de se voir repoussé peu à peu vers les ténèbres extérieures à partir
du milieu des années 60. Sans doute Preminger lui-même a-t-il été en grande
partie responsable de cette dérive : lui qui prétendait assurer un
contrôle jaloux voire dictatorial sur ses films, dont il a souvent assuré la
production, il n’a guère pu rejeter sur
un autre ses plus retentissants échecs. Mais pour autant, certains de ses films
qui furent vilipendés par une critique qui l’avait en d’autre temps porté au
pinacle ne méritent assurément pas certains excès d’indignité. Comme nombre
d’autres cinéastes de sa génération, il
s’est trouvé marginalisé par l’arrivée de jeunes réalisateurs plus en phase
avec l’évolution des goûts du public, ces « petits prodiges barbus »,
comme le fait dire Billy Wilder (né lui aussi à Vienne et lui aussi en 1906) à
un personnage de Fedora (1978), son
chef-d’œuvre ô combien testamentaire, qui « n’ont pas besoin de script,
eux, juste d’une caméra légère et d’un zoom ».
C’est volontairement que je n’ai
jusqu’ici cité aucun titre puisque cette fin d’été puis le début de l’automne
vont nous permettre, à travers hommages, rétrospectives et reprises, de revoir
et reconsidérer à peu près toute l’œuvre de Preminger -- et
le coup d’envoi vient d’être donné par l’Action-Christine qui propose dès cette
semaine la reprise de Whirlpool (Le Mystérieux Dr. Korvo, 1950). Suivront
deux rétrospectives, l’une à l’ancien Action-Ecole, rebaptisé (on se demande
bien pourquoi) le Desperado, du 5 au 25 septembre ; l’autre à la
Cinémathèque française, du 30 août au 8 octobre. J’ignore encore quels films
présentera celle du Desperado, mais celle de la Cinémathèque (qui bénéficie du
concours de la Cinémathèque suisse) s’annonce très complète puisque deux films
seulement manquent apparemment à l’appel, A
Royal Scandal (Scandale à la Cour,
1945) et Porgy and Bess[1]
(mais un « film surprise » est prévu, alors…), et Skidoo (1968) est annoncé sous réserve.
Mais il sera particulièrement intéressant de revoir ou découvrir quelques
productions peu connues des années 30 et 40 (Under Your Spell,1936, Danger-Love
at Work/Charmante famille, 1937, In
the Meantime, Darling, 1944, ou Centennial
Summer, 1946) et surtout son premier (et seul) film réalisé à Vienne en
1931, Die Grosse Liebe. On ne
manquera pas pour autant de réévaluer la période dite des « grands
sujets » qui s’ouvre au début des années 60 avec notamment Exodus (1960), Advise and Consent (Tempête à
Washington, 1962) et The Cardinal
(Le Cardinal, 1963). Et l’on se
réjouira d’autant plus de cette opportunité qui est donnée à Preminger de
sortir du purgatoire que certaines rééditions récentes nous ont déjà
permis de constater, à travers des
œuvres très diverses (Fallen Angel/Crime
passionnel, 1945, Forever Amber/Ambre,
1947, Carmen Jones, 1955, ou Bonjour Tristesse, 1958), l’immense
talent du cinéaste. J’y reviendrai.
On pourra également voir un court
métrage consacré au tournage de Saint
Joan (Sainte Jeanne, 1957) et un
documentaire d’André S. Labarthe où le cinéaste évoque sa carrière. Une
anthologie critique est également annoncée (aux éditions Capricci) ainsi que
deux conférences qui permettront peut-être de comprendre ce que dit aujourd’hui
Preminger aux cinéphiles de la jeune génération (Axelle Ropert et Mathieu
Macheret). On n’en regrettera que plus l’impasse faite sur le point de vue plus
qu’éclairé des cinéphiles et critiques de l’ « ancienne génération »,
je pense notamment à Jacques Lourcelles (auteur d’un livre, certes ancien mais
indispensable, consacré au cinéaste[2])
mais aussi à Rui Nogueira, dont le projet de livre d’entretien avec Preminger
ne vit jamais le jour, ou encore Olivier Eyquem, qui ne put mener à bien
l’étude d’ensemble sur laquelle il travailla dans le courant des années 70. Ces
trois-là demeurent des témoins privilégiés, notamment Lourcelles et Eyquem qui,
heureuses victimes de la générosité du maître, purent assister longuement à des
tournages, le premier sur le plateau de Bunny
Lake is Missing (Bunny Lake a disparu,
1965), le second (et durant 59 jours !) sur celui de Rosebud (1975)[3].
Le critère de l’âge ne pouvant décemment être retenu (je ne sache pas qu’aucun
des trois ne soit gâteux et Serge Toubiana, directeur général, appartient
lui-même plutôt à cette génération), on en vient à se demander si la
Cinémathèque ne reste pas le terrain de jeu exclusif des Cahiers du Cinéma et de ses réseaux (du Monde aux Inrockuptibles
en passant par Trafic revue fondée
par feu Serge Daney) dont tout élément jugé hétérodoxe est soigneusement tenu
éloigné. Tous ceux de ma génération cinéphilique savent bien que Jacques
Lourcelles fut dans les années 60 un « mac-mahonien » pur et dur
(donc classé à droite), et à ce titre, dans les pages de la revue Présence du Cinéma, un défenseur acharné
de Preminger, et qu’Olivier Eyquem, aujourd’hui responsable du blog Ecrans partagés , collabora longtemps à Positif, rival et frère ennemi des Cahiers. On ne pourra que regretter une
telle situation qui n’est peut-être que l’expression de ma paranoïa
personnelle. Mais tout de même…
[1]
Concernant ce dernier film, il semble exister un imbroglio juridique avec les
héritiers de George Gershwin qui en bloque la diffusion depuis des décennies.
[2]
Collection « Cinéma d’Aujourd’hui », Seghers, 1965.
[3]
On trouvera des extraits de son journal de tournage dans un ancien numéro
(n°211-212, juillet-septembre 1978) de L’Avant-scène
Cinéma consacré à Preminger et notamment au découpage de son chef-d’œuvre
mythique, Laura (1944).
Lourcelles est vénéré par la jeune génération de critiques que vous citez et qui figure dans le livre. Il a également longtemps et jusque très récemment animé un ciné-club à la Cinémathèque
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire. Pour le ciné-club à la Cinémathèque, ne confondez-vous pas avec Jean Douchet -- critique, lui, très éloigné de Lourcelles?
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