8 août 2012

Chronique sauvage d'une société au bord de l'abime.


ACAB (All Cops Are Bastards), de Stefano Sollima (2012).

            Etrange titre pour un film italien que ce mystérieux acronyme qui se décline en langue anglaise, façon pour les skinheads britanniques d’exprimer leur haine de la police  --  « Tous les flics sont des salauds ». Etrange titre mais film réussi au bout du compte, dû à un cinéaste venu de la télévision et de la série Romanzo Criminale, un certain Stefano Sollima (le film à l’origine de la série a été, lui, réalisé par Michele Placido en 2005), un nom familier aux oreilles des cinéphiles de ma génération puisqu’il est celui du fils de Sergio Sollima, ancien critique de cinéma et auteur à la fin des années 60 d’une excellente trilogie de westerns italiens (Colorado/La Reisa dei conti, 1966, Le Dernier face à face/Faccia a faccia, 1967, et Saludos Hombre/Corri, uomo, corri, 1968).

            Cette fois cependant, plutôt qu’aux méfaits d’une bande de malfrats, c’est une description sans fard de la vie quotidienne d’une poignée de celeris (les C.R.S. italiens) qu’on nous propose ici, policiers en uniforme dont on nous donne à  voir aussi bien le quotidien professionnel que les vicissitudes de leur vie personnelle. Aussi Sollima et ses trois scénaristes, en adaptant un livre de Carlo Bonini (également à l'origine du dernier film de Michele Placido, L'Ange du mal/Vallanzasca - Gli angeli del male, 2011), parviennent-ils à tisser une trame romanesque extrêmement dense où les personnages doivent affronter tout à la fois leurs propres démons et les différents niveaux d’une réalité sociale vacillante. L’un tente de ramener à la raison un fils embarqué dans une dérive néo-fasciste, l’autre vit mal un divorce  difficile, un troisième, plus jeune, n’a rejoint la police que pour des raisons financières, crise oblige, tandis que sa mère, expulsée, attend vainement un logement décent  --  tous serrent les rangs, au sens propre comme au figuré, au sein d’une brigade (une squadra) en forme de cocon familial avec ses rites initiatiques et sa cohésion qui se veut inébranlable ; se veulent des « frères », unis et solidaires quoi qu’il arrive  --  douloureuse illusion dans un monde qui semble partir à vau l’eau.

            Car Sollima, et c’est une des grandes forces de son film, sait admirablement mêler spectacle et réflexion en témoignant de réelles préoccupations sociales et politiques, retrouvant de la sorte et avec bonheur la tradition d’un certain cinéma italien des années 60 et 70, critique et engagé mais jamais manichéen  --  et dont il a du beaucoup entendre parler autour de la table familiale. Sans doute choisit-il de privilégier un point de vue, celui des forces de l’ordre et de la police  --  c'est-à-dire, en théorie, d’une institution chargée de défendre l’état de droit au service d’une société démocratique. Mais il le fait en prenant du recul et sans jamais les rendre héroïques, soulignant au contraire leurs contradictions mais aussi leurs difficultés. Aussi ses personnages apparaissent-ils tour à tour sympathiques et détestables, soucieux de préserver la loi et l’ordre mais en même temps peu regardants sur les méthodes, pas toujours licites, qu’ils utilisent, finalement prêts à toutes les dérives sécuritaires voire politiques  --  l’un d’eux n’affiche-t-il pas dans son appartement un poster représentant une image agressive et conquérante de Mussolini ?

            Difficile cependant, veut nous dire Sollima, de juger des personnages pris dans la tourmente d’une société qui se délite et eux-mêmes en proie à de multiples contradictions. Gardiens du maintien de l’ordre,  ils sont confrontés aux soubresauts d’une réalité sur laquelle ils n’ont pas prise : inquiétants débordements des supporters de football (les fameux et violents tifosi), expulsion de clandestins ou de roms, manifestations diverses et variées qu’on leur ordonne d’encadrer et/ou de réprimer au nom des valeurs démocratiques  --  autant de moments forts où identification et rejet se confondent dans une sorte de chronique sauvage d’une société au bord de l’abime.

            Sollima ne porte aucun jugement mais jette une lumière crue sur des éclats d’une réalité dont les citoyens que nous sommes refusent parfois d’admettre la complexité. Tout à la fois repoussants ou attachants au gré des événements, ses personnages nous renvoient l’image d’un monde en déséquilibre où rien ne saurait être simple et où les apparences peuvent se révéler trompeuses et les contradictions douloureuses. Un monde finalement terrifiant et dérisoire dans son humanité meurtrie.

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