28 juillet 2012

Sur fond d'apocalypse.


The Dark Knight Rises, de Christopher Nolan (2012).

            Même ceux qui n’ont pas toujours été entièrement convaincus par toutes les réalisations de Christopher Nolan doivent admettre qu’il est à coup sûr aujourd’hui (et bien que citoyen britannique) un des six ou sept cinéastes « américains » d’importance apparus ces quinze dernières années  --  et pour ainsi dire le seul capable de conjuguer nécessités commerciales et préoccupations d’auteur (distinguo que je n’apprécie guère au demeurant) dans des productions aux budgets pharaoniques mais où jamais pour autant il ne renonce à faire œuvre originale. Ainsi, souvent responsable de ses scénarios (avec parfois, comme ici, son frère Jonathan), a-t-il pu développer une vision du monde personnelle à la fois noire et volontiers tortueuse, tout en étant capable dans le même temps de s’adapter à des univers venus d’ailleurs mais proches de ses préoccupations  --  du scénario de Nicolaj Frobenius pour Insomnia (2002) aux bandes dessinées de Frank Miller (plutôt que de Bob Kane, pourtant à l’origine du personnage de Batman) en passant par un roman bien particulier de Christopher Priest (The Prestige/Le Prestige, 2006). On peut y déceler un goût marqué pour un (ou des) monde(s) en rupture, où le temps paraît comme s’envoler dans une autre dimension et l’espace se dérober sous les pieds de personnages condamnés à vivre des situations en constant déséquilibre. The Dark Knight Rises n’échappe pas à la règle,  à la fois blockbuster destiné à gagner beaucoup d’argent (et qui en gagnera sûrement beaucoup) et réflexion approfondie sur notre monde contemporain  --  et la fusillade d’Aurora, qui a dramatiquement marqué les débuts de l’exploitation du film aux Etats-Unis, lui donne un prolongement sanglant en même temps qu’elle éclaire et conforte la vision du cinéaste.


            Tout en poursuivant et achevant la trilogie entreprise avec Batman Begins (2005) et The Dark Knight (2008), Christopher Nolan reprend ici tous les thèmes qu’il avait alors abordés en les amplifiant et les approfondissant. Il confirme son éloignement de cette vision expressionniste que Tim Burton a voulu donner du personnage dans Batman, 1988, et Batman Returns ( Batman, le défi, 1991) -- deux œuvres complémentaires qui demeurent remarquables à tous égards, ce qu’une nouvelle et récente vision (à l’occasion de l’hommage rendu à Tim Burton par la Cinémathèque) a pleinement confirmé. Nolan, lui, privilégie un tout autre éclairage, à la fois réaliste et profondément romanesque. La ville de Gotham n’est plus cette cité nocturne et sombre que le Fritz Lang de Metropolis aurait pu imaginer, mais une agglomération moderne qui ressemble comme deux gouttes d’eau à New-York et réunit tous les attributs du monde d’aujourd’hui. La description qu’il en fait s’inspire sans la moindre ambiguïté des soubresauts que connaît notre société mondialisée en crise : frénésie boursière, enrichissement obscène et archi-rapide d’une petite frange de privilégiés, déclassement progressif d’une population prête à s’indigner et à se révolter avec toutes les dérives qui peuvent s’ensuivre. Il suffit qu’un démagogue beau-parleur (on en a connu, et non des moindres) caresse le mécontentement général dans le sens du poil pour que tout s’enflamme et explose, et c’est bien ce que fait le nouveau « méchant » de service, un certain Bane (Tom Hardy), sorte de Dark Vador plébéien qui ne connaît que haine et destruction, Messie nihiliste qui n’envisage rien d’autre que le chaos et l’apocalypse. Il est certes l’incarnation du mal et le revendique haut et fort mais il est aussi en même temps la face la plus noire de nos valeurs les mieux partagées. Vision assurément pessimiste mais qui refuse l’amnésie de notre société et se nourrit de l’expérience historique : des terroristes poseurs de bombes qui ne datent pas seulement de notre époque (l’échelle seule a changé) aux tribunaux révolutionnaires expéditifs, d’un capitalisme au triomphe arrogant à une technologie aussi aveugle que sûre d’elle-même, bien au-delà des actuelles convulsions des débuts du XXIème siècle, c’est le procès de l’histoire des temps modernes qu’instruit Nolan avec cette ambition un peu folle, et parfois maladroite, qui le caractérise.

            Certains ne manqueront pas de lui reprocher confusion et ambiguïté dans le traitement de son sujet. Mais ce serait d’abord ignorer que, à l’image du personnage principal de Memento (2000) tâtonnant en quête d’une mémoire volatile, Nolan semble vouloir bâtir toute son œuvre sur cette idée de déséquilibre et d’incertitude, de tâtonnements dans un monde mouvant et incertain, voire onirique ou virtuel, qu’on pourrait qualifier, à la suite de Zygmunt Bauman[1], de liquide c'est-à-dire, en simplifiant à outrance, soumis à la civilisation du « jetable », divisé en dominants et dominés et où le déchet demeure le seul élément solide à l’image de ces ruines que provoquent les explosions commandées par Bane et ses troupes  --  l’apocalypse nucléaire devenant l’alpha et l’oméga d’un « système » dont la destruction est la seule fin en soi. Ce serait ensuite oublier qu’une vision lucide du monde ne saurait le réduire à une approche essentiellement manichéenne, en noir et blanc, celle précisément des super-héros, mais qu’au contraire ambiguïté et confusion sont consubstantielles à la nature humaine. Ainsi, par un paradoxe peut-être pas aussi paradoxal que cela, à partir d’une aventure de super-héros, mais d’un super-héros sans pouvoirs surnaturels particuliers, Nolan brosse finalement le portrait de l’«homme nu» (pour reprendre l’expression de Simenon) prisonnier de lui-même et de ses démons intérieurs. Formidable est à cet égard l’idée, riche de mythologies anciennes, de cette prison de nulle part, dont les occupants, Sysiphes oubliés, cherchent bien en vain à s’échapper.

            Mais au-delà de ce contenu d’une grande richesse de pensée (et qu’une seule vision ne saurait épuiser), Nolan développe sur près de trois heures une trame romanesque au souffle vigoureux, sachant à la fois sculpter des personnages, maîtriser d’abondantes péripéties, relancer constamment l’intérêt de son histoire en suscitant constamment la curiosité et l’étonnement du spectateur ou encore multiplier les effets spectaculaires sans jamais provoquer la moindre sensation d’indigestion en dépit d’une générosité visuelle de tous les instants. Bien mieux que Marc Webb et son récent Spiderman, d’un budget (colossal) assez voisin, Nolan parvient à trouver un équilibre harmonieux entre morceaux de bravoure (on en a largement pour son argent !) et scènes de transition ou d’explication, pas toujours faciles à réussir dans ce genre d’entreprise. Sans doute le casting très confortable qu’il est parvenu à réunir pour l’occasion, avec une mention particulière pour le jeune et excellent Joseph Gordon-Levitt (vu en 2009 dans (500) Jours ensemble/(500) Days of Summer, de… Marc Webb, qui a décidément misé sur le mauvais super-héros), y est-il pour beaucoup  --  à l’exception notable de Marion Cotillard (rare produit d’exportation de notre cinéma national) qui peine à faire vivre et rendre crédible son personnage, notamment lors de son revirement final (je n’en dirai pas plus), seul point faible d’un film par ailleurs assez enthousiasmant. Unissant ainsi aventures spectaculaires et (n’ayons pas peur des mots) réflexions philosophico-politiques en un ensemble pour le moins pertinent, Christopher Nolan nous offre une œuvre foisonnante, peut-être imparfaite en de très rares moments, mais particulièrement stimulante tant sur le plan cinématographique qu’intellectuel. On ne saurait trop l’en remercier.



[1] Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Editions du Rouergue, 2006.

5 commentaires:

  1. Je souscris en tous points à cet avis, d'autant plus que je partais avec un a priori assez défavorable concernant Nolan. Moyennement emballé par les deux volets précédents, j'ai pris un véritable plaisir à lire entre les lignes de ce scénario qui se joue du spectateur comme un illusionniste se joue de son public. Il m'a également semblé que Nolan progressait dans l'art de mettre en scène l'action pure (constat déjà notable dans "incpetion") ce qui n'est pas la moindre des qualités pour ce genre de film.

    RépondreSupprimer
  2. Je suis d'accord avec la mise à plat que tu fais des différents thèmes abordés au milieu de ton développement. En revanche, et ce n'est sûrement là qu'affaire de ressentis, je n'adhère pas à la "trame romanesque au souffle vigoureux". Je suis pris dans les péripéties, oui, mais un arrière goût me déplaît dans l'ensemble. Ambiance trop martiale et dérive totalitaire prégnante (ce que nous avons développé dans notre critique) : je ne suis plus vraiment transporté par le super-héros. Contrairement au précédent volet, pas d'ébahissement devant ses exploits, moins d'enthousiasme.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Porter ce genre de récit sur pas loin de trois heures exige, me semble-t-il, un certain souffle romanesque, au-delà d'une simple accumulation de péripéties. S'ajoute à cela une impressionnante descente dans le plus noir des nihilismes, bien plus forte que l'ambiance martiale (que d'autres critiques ont reproché au film, il faut le dire) qu'on a connue infiniment plus affirmée dans nombre de films américains de science-fiction (je pense à l'exécrable "Independence Day", Roland Emmerich,1996, mais on pourrait multiplier les exemples) où ce sont les militaires qui sauvent le monde.
      Merci de m'adresser un lien pour accéder à la critique.

      Supprimer
  3. D'un clic sur mon prénom pour accéder à notre critique.

    L'aspect martial ici me gêne particulièrement à cause du "plus noir des nihilismes" que tu relèves justement. On n'est pas tout à fait dans le "gros divertissement très coloré" que proposent Bay ou Emmerich à chacun de leurs films : eux "jouent" à la guerre et jamais ne nous menacent de leurs récits. Ici, Nolan me fait davantage peur.

    RépondreSupprimer
  4. Je souscris en partie aux réserves de Benjamin (cette thématique est directement évoquée dans la bande dessinée de Frank Miller, quoique son aspect le plus dérangeant est partiellement gommé dans les films de Nolan comme je le mentionnais sous votre critique de Spiderman). D’ailleurs, deux points que ni vous ni Benjamin n’avez évoqué : premièrement, l’accent qui est ici mis sur le fait que les méchants sont _étrangers_ ; le comble de la traîtrise étant celle qui se fait passer pour une gentille-investisseuse-occidentale alors qu’elle est en fait étrangère et (donc ?) mal intentionnée. Le comble de l’angoisse est donc atteint lorsque Gotham se retrouve isolée avec le ver dans le fruit. Deuxièmement, la populace présentée sans aucune ambiguïté comme une masse écervelée, violente et asoiffée de sang -- le parallèle avec la grande parade du Joker dans le film de Tim Burton est à ce titre intéressant : là où la populace ne servait autrefois que de chair à canon destinée à mourir en grimaçant, aujourd'hui (après les mouvements Occupy) c'est une masse en mouvement, et dont les revendications sociales ne sauraient être qu'illégitimes et dangereuses.

    Quant à la "descente dans le plus noir des nihilismes", j'y opposerai une remontée : celle des policiers libérés des tunnels, qui reprennent immédiatement leur rôle de "gardiens de l'ordre" sans coup férir et avec héroïsme. On a ici une exaltation complètement dépourvue de nuance des valeurs américaines dans ce qu'elles ont de plus conservateur.

    Pour le reste, je vous rejoins entièrement sur la progression dramatique fort bien gérée, et le souffle épique auquel elle donne lieu ; le méchant est fort réussi et donne lieu à une composition extraordinaire de la part de Hardy) -- au contraire de Bale, dont la voix en tant que Batman me devient insupportable tant elle est insipide et niaise.

    Une petite illustration pour le fun : https://www.youtube.com/watch?v=HBsdV--kLoQ&feature=bf_prev&list=PL872F87ADC91714C7

    RépondreSupprimer