26 juin 2012

Une histoire bien peu extraordinaire.


L’Ombre du mal (The Raven), de James McTeigue (2012).

            Il y a au départ du film une excellente idée : imaginer un maniaque (plus maniaque que serial killer, me semble-t-il) qui, dans le Baltimore de l’année 1849, tue ses victimes en s’inspirant des histoires écrites par Edgar Poe dont il est un admirateur forcené. Ainsi commence-t-il par copier le Double assassinat dans la rue Morgue avant de poursuivre avec Le Puits et le pendule puis de semer des indices qui sont autant de références à ses contes, du Masque de la Mort rouge à L’Enterrement prématuré en passant par La Barrique d’amontillado et quelques autres titres. Jusqu’au dénouement final censé expliquer la mort prétendument mystérieuse de l’écrivain.


            Un créateur a tous les droits, c’est entendu, y compris celui de malmener la réalité, voire de violer l’Histoire  --  à condition de lui faire de beaux enfants, comme disait à peu près le cher Alexandre Dumas. Qu’importe donc que le critique littéraire Rufus Griswold meure ici sous la lame du pendule alors que, adversaire acharné de Poe, il lui a survécu huit ans et lui a consacré une nécrologie particulièrement calomnieuse ; qu’importe que Poe n’ait connu aucune liaison romantique avec une très tonique Emily Hamilton, en dépit de la recherche empressée d’amitiés féminines (et plus si affinités) qui marqua la fin de sa vie ; qu’importe que ses derniers jours aient été moins romanesques que ceux que lui prête le film et qu’il soit mort à l’hôpital de quelque chose comme une congestion cérébrale suite à une crise de delirium tremens ; qu’importe enfin que John Cusack, joli garçon bien propret (je ne mets nullement en cause son talent  --  là n’est pas la question), ne corresponde en aucune façon au Poe des derniers temps, tombé dans une navrante déchéance physique et morale, atteint de paralysie faciale, ravagé par l’alcool et le laudanum, et décrit par le médecin qui le recueillit avant sa mort comme « pas lavé, le regard hagard et boursouflé, sans veste ni foulard, le devant de sa chemise chiffonné et souillé »[1]. Nous voici donc pour le coup à des années-lumière du véritable Poe, mais au moins apparaît-il ici moins lourdement sentencieux et pompeux que dans le Twixt de Coppola.

            Tout cela ne serait que broutilles si Nikolaj Frobenius ne faisait pas ici les frais d’un flagrant détournement d’intrigue, pour ne pas parler d’une forme de vol qualifié. Cet excellent écrivain norvégien, également scénariste et que j’ai évoqué à propos du récent Une Education norvégienne , a en effet publié en 2008 un roman traduit voici peu en France sous le titre de Je vous apprendrai la peur[2] où un tueur donne une réalité sanglante aux récits d’Edgar Poe qu’il appelle son « maître ». J’ignore si les auteurs du scénario en ont eu connaissance d’une façon ou d’une autre, mais la coïncidence est pour le moins troublante  --  et d’autant plus troublante que roman et scénario utilisent la même astuce pour baptiser l’assassin du nom de Reynolds (Samuel dans le livre, Ivan dans le film). Poe appela en effet "un certain Reynolds, toute la nuit, jusqu’à trois heures du matin, le dimanche où il expira »[3]. Nul mystère en fait derrière ce nom puisqu’il s’agissait de celui d’un ami de Poe, Jeremiah N. Reynolds (1799-1858), écrivain et explorateur, qui l’influença pour l’écriture des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket comme il influença également Melville pour Moby Dick.

            Mais quand Frobenius sait donner à son Reynolds une dimension étonnante et ambitieuse que je ne révélerai pas ici, les scénaristes du film, eux, tirent laborieusement à la ligne, alignent des personnages sans épaisseur, multiplient les plus criantes invraisemblances et ne parviennent à aucun moment (au contraire de Frobenius) à donner la moindre coloration inquiétante à leurs pesantes variations. Aussi suit-on certes sans ennui, c’est toujours ça, mais d’un œil plutôt distrait pour ne pas dire indifférent, les péripéties d’un récit dénué d’enjeu et, partant, d’intérêt. Quant à James McTeigue, il avait déjà passablement déçu en affadissant l’excellente bande dessinée d’Alan Moore et David Lloyd, V pour Vendetta (V for Vendetta, 2006) ; cette fois, sa mise en scène fonctionnelle mais plate échoue à retrouver  ce sens de l’étrangeté et cette atmosphère de malaise permanent qui traversent les œuvres de Poe dont il ne reste ici qu’une vague enveloppe vide et privée d’âme.

Mieux vaut donc revenir aux textes de Poe ou à ces films aux budgets modestes mais autrement plus intéressants réalisés par Roger Corman dans les années 60. Ou encore lire le roman de Nikolaj Frobenius dont un cinéaste digne de ce nom serait bien inspiré d’entreprendre l’adaptation. Officiellement, cette fois.



[1] Cité par Jacques Cabau, Edgar Poe par lui-même, Seuil, 1965, p.118.
[2] Et publié aux éditions Actes Sud (2011).
[3] Cité par Cabau, ibid.

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