L’Ombre
du mal (The
Raven), de James McTeigue (2012).
Il y a au départ du film une
excellente idée : imaginer un maniaque (plus maniaque que serial killer, me semble-t-il) qui, dans
le Baltimore de l’année 1849, tue ses victimes en s’inspirant des histoires
écrites par Edgar Poe dont il est un admirateur forcené. Ainsi commence-t-il
par copier le Double assassinat dans la
rue Morgue avant de poursuivre avec Le
Puits et le pendule puis de semer des indices qui sont autant de références
à ses contes, du Masque de la Mort rouge
à L’Enterrement prématuré en passant
par La Barrique d’amontillado et
quelques autres titres. Jusqu’au dénouement final censé expliquer la mort
prétendument mystérieuse de l’écrivain.
Un créateur a tous les droits, c’est
entendu, y compris celui de malmener la réalité, voire de violer
l’Histoire -- à condition de lui faire de beaux enfants,
comme disait à peu près le cher Alexandre Dumas. Qu’importe donc que le
critique littéraire Rufus Griswold meure ici sous la lame du pendule alors que,
adversaire acharné de Poe, il lui a survécu huit ans et lui a consacré une
nécrologie particulièrement calomnieuse ; qu’importe que Poe n’ait connu aucune
liaison romantique avec une très tonique Emily Hamilton, en dépit de la
recherche empressée d’amitiés féminines (et plus si affinités) qui marqua la
fin de sa vie ; qu’importe que ses derniers jours aient été moins
romanesques que ceux que lui prête le film et qu’il soit mort à l’hôpital de
quelque chose comme une congestion cérébrale suite à une crise de delirium tremens ; qu’importe enfin
que John Cusack, joli garçon bien propret (je ne mets nullement en cause son
talent -- là n’est pas la question), ne corresponde en
aucune façon au Poe des derniers temps, tombé dans une navrante déchéance
physique et morale, atteint de paralysie faciale, ravagé par l’alcool et le
laudanum, et décrit par le médecin qui le recueillit avant sa mort comme
« pas lavé, le regard hagard et boursouflé, sans veste ni foulard, le
devant de sa chemise chiffonné et souillé »[1].
Nous voici donc pour le coup à des années-lumière du véritable Poe, mais au
moins apparaît-il ici moins lourdement sentencieux et pompeux que dans le Twixt de Coppola.
Tout cela ne serait que broutilles
si Nikolaj Frobenius ne faisait pas ici les frais d’un flagrant détournement
d’intrigue, pour ne pas parler d’une forme de vol qualifié. Cet excellent
écrivain norvégien, également scénariste et que j’ai évoqué à propos du récent Une Education norvégienne , a en effet
publié en 2008 un roman traduit voici peu en France sous le titre de Je vous apprendrai la peur[2]
où un tueur donne une réalité sanglante aux récits d’Edgar Poe qu’il appelle
son « maître ». J’ignore si les auteurs du scénario en ont eu
connaissance d’une façon ou d’une autre, mais la coïncidence est pour le moins
troublante -- et d’autant plus troublante que roman et
scénario utilisent la même astuce pour baptiser l’assassin du nom de Reynolds
(Samuel dans le livre, Ivan dans le film). Poe appela en effet "un certain
Reynolds, toute la nuit, jusqu’à trois heures du matin, le dimanche où il
expira »[3].
Nul mystère en fait derrière ce nom puisqu’il s’agissait de celui d’un ami de
Poe, Jeremiah N. Reynolds (1799-1858), écrivain et explorateur, qui l’influença
pour l’écriture des Aventures d’Arthur
Gordon Pym de Nantucket comme il influença également Melville pour Moby Dick.
Mais quand Frobenius sait donner à
son Reynolds une dimension étonnante et ambitieuse que je ne révélerai pas ici,
les scénaristes du film, eux, tirent laborieusement à la ligne, alignent des
personnages sans épaisseur, multiplient les plus criantes invraisemblances et
ne parviennent à aucun moment (au contraire de Frobenius) à donner la moindre
coloration inquiétante à leurs pesantes variations. Aussi suit-on certes sans
ennui, c’est toujours ça, mais d’un œil plutôt distrait pour ne pas dire indifférent,
les péripéties d’un récit dénué d’enjeu et, partant, d’intérêt. Quant à James
McTeigue, il avait déjà passablement déçu en affadissant l’excellente bande
dessinée d’Alan Moore et David Lloyd, V
pour Vendetta (V for Vendetta,
2006) ; cette fois, sa mise en scène fonctionnelle mais plate échoue à
retrouver ce sens de l’étrangeté et
cette atmosphère de malaise permanent qui traversent les œuvres de Poe dont il
ne reste ici qu’une vague enveloppe vide et privée d’âme.
Mieux vaut donc revenir aux textes de Poe
ou à ces films aux budgets modestes mais autrement plus intéressants réalisés
par Roger Corman dans les années 60. Ou encore lire le roman de Nikolaj
Frobenius dont un cinéaste digne de ce nom serait bien inspiré d’entreprendre
l’adaptation. Officiellement, cette fois.
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