The
Deep Blue Sea, de Terence Davies (2011).
Comme elle paraît venir de loin,
cette voix qui nous arrive pour ainsi dire d’une autre vie -- et
l’on se surprend à voir dans le titre de son beau mais déjà ancien film Distant Voices, Still Lives (1988)
l’annonce prémonitoire du long silence de Terence Davies aujourd’hui heureusement rompu par ce splendide
nouveau film, The Deep Blue Sea. Et
de loin, à plus d’un titre : d’abord par l’absence prolongée d’un cinéaste
rare et que l’on croyait perdu à jamais ; ensuite par le choix pour son
retour d’un auteur de théâtre quelque peu démodé[1],
Terence Rattigan (1911-1977), surtout célèbre pour sa pièce The Browning Version, adaptée au cinéma
par Anthony Asquith avec le grand Michael Redgrave dans le rôle principal (L’Ombre d’un homme, 1951) ; par
aussi la reconstitution minutieuse mais sans ostentation d’une époque lointaine
(l’action se situe « autour de 1950 » avec de rapides évocations de
la Seconde Guerre mondiale et du blitz)
qui sans doute parle peu aux jeunes générations ; par enfin des choix de
mise en scène d’une élégance presque d’un autre âge, bien loin de l’esthétique
clinquante et du montage précipité d’une large part du cinéma actuel.
L’histoire elle-même ne paraît guère
propre à susciter l’enthousiasme des foules contemporaines, qui raconte, pour
reprendre le titre d’un roman de Graham Greene au thème assez voisin, la
« fin d’une liaison », ce moment où dans un couple il s’en trouve
un pour aimer moins que l’autre. Une jeune
femme, Hester (Rachel Weisz), épouse d’un magistrat un peu guindé (Simon
Russell Beale), se prend de passion pour un ancien pilote de la RAF, Freddie
Page (Tom Hiddleston), quitte son mari et la vie confortable qu’il lui procure
avant d’être à son tour délaissée par son amant. Rien que de très banal en
apparence, mais c’est précisément en transcendant cette banalité que Terence
Davies affirme ses qualités de très grand cinéaste.
Adaptant lui-même en toute liberté
(bien qu’il s’agisse au départ d’une commande des légataires du dramaturge) la
pièce de Rattigan, il a quelque peu gauchi son matériau d’origine en
introduisant une dimension sociale qui résonne comme en écho à ses premiers
films largement autobiographiques et ancrés dans la réalité du Liverpool de l’immédiat
après-guerre (la trilogie que composent ces premiers moyens métrages, puis Distant Voices, Still lives, 1988, et The Long Day Closes, 1991). Il y a donc
d’abord le choix du décor principal de ce film presque entièrement tourné en
intérieur, une pension de famille modeste où Hester a rejoint son amant, dans
un quartier populaire dont le pub est le centre et où les traces de la guerre
sont encore bien visibles. Mais que l’on ne s’y trompe pas : bien que
d’une sensibilité politique plutôt progressiste, Davies ne nous livre pas un de
ces brûlots politiques à la Ken Loach et, pour être explicite sans pour autant
se croire obligé de lourdement souligner son propos, il lui suffit d’opposer sans insister l’ambiance
chaleureuse d’un pub où l’on reprend en chœur une chanson populaire à
l’attitude glaciale de la belle-mère d’Hester, pure produit d’une classe
sociale héritière de l’Angleterre victorienne qui pratique (merveilleuse
formule) l’«enthousiasme modéré» plutôt que la passion --
cette passion qui consume Hester.
Car, au-delà d’une chute sociale
justement décrite mais qui n’est finalement que secondaire, c’est un très beau
portrait de femme que compose Davies ici. Une femme qui n’oppose pas une
révolte politique aux règles sociales d’une époque qui considère encore le
suicide comme un délit[2],
mais qui entend vivre une passion amoureuse jusqu’à son terme --
fût-il mortel. Elle n’est pas du genre à revenir vers son mari même si
celui-ci, d’abord englué dans des conventions d’un autre âge, se révèle en fin
de compte d’une belle générosité amoureuse (c’est l’une des forces du film que
de refuser tout manichéisme[3]) ;
pas plus que son amour pour Freddie ne la rend aveugle en l’empêchant de voir
qu’il n’est après tout qu’un être superficiel, inculte et égoïste, qui
papillonne de droite et de gauche et, bien que n’appartenant pas à la même
classe sociale, nourrit davantage encore de préjugés que le mari d’Hester.
Consciente de vivre dans une impasse sociale et affective, elle ne voit d’autre
issue que dans la mort. L’échec de la tentative de suicide qui s’ensuit
précipite sa rupture avec Freddie, mais cette fois (« On ne se tue pas par
amour », lui dit sa logeuse) on peut supposer en voyant de quel geste
assuré elle ouvre les rideaux de son logement et laisse pénétrer la lumière du
jour, qu’après avoir touché le fond, c’est maintenant une femme libre et
indépendante qui s’en va affronter l’avenir et le monde.
On ne saurait aussi trop insister
sur ce qui retient l’attention d’entrée de jeu, avant même que les fils de
l’intrigue ne se nouent, et qui affirme sa nécessaire et fascinante présence
jusqu’au tout dernier (et admirable) plan du film, je veux parler de la mise en
scène --
et rarement un film aura été aussi mis
en scène que celui-ci. Nulle rupture ici entre un propos foncièrement
littéraire et une écriture cinématographique raffinée, mais un continuum visuel
où abondent de longs et lents mouvements d’appareil très élaborés et où chaque
plan soigneusement composé s’intègre à la perfection dans l’harmonie générale
de séquences qui vont et viennent dans un subtil jeu entre présent et passé. Il
y a là quelque chose d’assez proustien sur le fond, et quant à la forme, c’est
d’abord du côté de chez Visconti que l’on peut trouver des correspondances,
particulièrement dans l’usage que Davies fait ici du Concerto pour violon et orchestre de Samuel Barber --
très proche en cela de Mort à
Venise avec l’adagietto de la 5ème Symphonie de Mahler ; et
ensuite, et peut-être surtout, du côté de chez Max Ophuls, l’Ophuls de Lettre d’une inconnue (Letter from an Unknown Woman, 1948),
autre chronique d’un amour malheureux, où l’on retrouve un même
« mouvement musical », de semblables beaux longs mouvements d'appareil et cette « aisance avec laquelle son
univers et son espace forment l’accompagnement discret et persuasif de son
récit et de son esprit »[4].
C’est aussi en termes musicaux qu’il
faut enfin évoquer le trio d’acteurs parfaitement accordés qui domine le film, et comme une mise en scène aboutie ne
saurait se passer d’une direction d’acteurs exemplaire, Davies parvient à
obtenir le meilleur de ses trois interprètes dont il joue comme d’un
instrument : la gravité un peu sombre du mari, la frivolité claire de
l’amant et surtout la passion sans détour de la jeune femme --
magnifique Rachel Weisz, toute d’émotion, de grâce et de retenue, et qui
illumine le film de bout en bout, parfaite incarnation du feu sous la glace.
[1]
Eclipsé dès le milieu des années 50 par l’intrusion des « jeunes gens en
colère ». Mais il semblerait qu’il revienne à la mode.
[2]
Le suicide n’a été décriminalisé au Royaume-Unis qu’en 1961.
[3]
Voir ainsi le personnage de la logeuse que l’on pourrait d’abord penser n’être
qu’une matrone prête à toutes les bassesses et qui devient pour Hester une
sorte de soutien moral et bienveillant. C’est d’ailleurs elle qui, physiquement
et moralement, la sauve de la mort.
[4]
Alain Masson, « La gravité du frivole », à propos de Lettre d’une inconnue, in Positif, n°232-233, juillet-août 1980,
p.39.
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