Faust,
d’Alexandre Sokourov (2011).
On n’aborde pas un film d’Alexandre
Sokourov comme n’importe quelle autre production --
fût-elle aussi ambitieuse et pleinement réussie. On entre là dans un
domaine bien particulier, où les sens aussi bien que l’esprit sont violemment
sollicités pour une sorte de voyage expérimental qui exige de ceux qui
l’entreprennent une disponibilité totale. Lui qui fut l’élève d’Andréi
Tarkovski à l’école de cinéma de Moscou, il sait bien que rien ne doit être
donné mais que tout peut être mérité -- d’où ce cinéma de la plus extrême exigence
dont il paraît accoucher dans les plus grandes douleurs. Un cinéma assurément difficile,
dont on conçoit qu’il rebute et suscite
même l’hostilité voire le rejet, et l’on peut comprendre sans peine que des
spectateurs abandonnent ses films avant d’être arrivés à leur terme. Cette
fois, bouclant la boucle de la tétralogie qu’il a consacrée au pouvoir et à ses
dérives totalitaires, c’est au mythe de Faust qu’il s’attaque comme on
s’attaque à une immense montagne.
Cette tétralogie que Sokourov achève
donc aujourd’hui, il l’a inaugurée en 1999 avec un Moloch construit autour de la figure d’Hitler ; suivirent
Lénine avec Taurus (2001) et
l’empereur Hirohito avec Le Soleil
(2005). Avec le personnage de Faust, il paraît changer de registre, glissant de
la politique et de l’Histoire à la métaphysique. Mais il n’en est rien puisque
les trois ne sauraient être séparés et qu’il faut voir dans sa tétralogie un
cercle qui se referme sur lui-même, le mythe faustien devenant en quelque sorte
l’origine du mal. Et si les personnages historiques mis en scène jusqu’ici par
Sokourov étaient des hommes qui s’imaginaient être des dieux avant de découvrir
qu’ils avaient en fait vendu leur âme au diable, Faust, lui, vend d’abord son
âme au diable avant de chercher à s’émanciper de cette encombrante tutelle pour
devenir un homme -- et peut-être un tyran en puissance, autant
dire la matrice des ténèbres à venir.
Car le mythe faustien tel que
l’interprète Sokourov, c’est d’abord les tâtonnements d’un homme en quête de
l’âme humaine. L’ouverture du film, après une rapide plongée depuis les cieux
et à travers les nuages (tout à la fois référence au « Prologue dans le
ciel » du texte de Goethe et au survol de la terre sur le manteau de
Méphisto dans le Faust, de Murnau,
1926), montre un Faust occupé à disséquer un cadavre et qui avoue à son
assistant être à la recherche de l’âme humaine tout en reconnaissant ne pas
l’avoir encore trouvée. « Tout naît et meurt selon la loi, lui dit-il,
mais sur la vie de l’homme règne une hésitation. » Et c’est précisément
sur cette hésitation que se fonde le film
-- c'est-à-dire sur le sens à
donner à l’humanité et à sa confrontation avec le bien et le mal.
Là intervient le diable, le Méphisto
de Goethe, que Sokourov transforme en un prêteur sur gage et lui donne des
traits plus humains. Il faut d’ailleurs qu’il se dévête pour laisser paraître
une apparence monstrueuse et repoussante
-- mais, moins monstrueux que
grotesque, à la façon très russe du Maître
et Marguerite de Boulgakov[1],
il n’effraie pas, on le moque et lui-même laisse faire. Habituellement symbole
du mal et de la chute de l’homme, il n’est plus là que pour guider un homme
déjà tombé, avide de pouvoir et de plaisir. Il explique même à Faust, dans un
étonnant détournement dostoïevskien, que si le bien n’existe pas, le mal, lui,
existe bien. Contrairement à Lénine, Hitler ou Hirohito, Faust n’est pas
présenté comme dénué d’humanité. Il est même au contraire trop humain et c’est
cette humanité qui apparaît monstrueuse. Il ne se compromet plus avec un pouvoir
d’Etat maléfique mais il l’incarne, et les élans obscurs qui le gouvernent ne
peuvent le mener que vers les plus profondes ténèbres, celles des
totalitarismes à venir. Ainsi la boucle est-elle bouclée et le cercle refermé,
et Sokourov abandonne Faust au cœur d’un monde chaotique, sorte de magma
minéral où chemine un homme seul vers quelque tragique destinée.
Sokourov accorde ici sa mise en
scène à cette errance d’une âme égarée. Il filme chaque scène dans un même
mouvement fluide et harmonieux, utilisant la steadycam avec une maîtrise absolue (souvenons-nous qu’il a filmé L’Arche russe, 2002, en un seul long
plan-séquence de plus d’une heure et demie), le flux continu des images
proposant un harmonieux équivalent au véritable flot de paroles dont le film se
nourrit presque de bout en bout en une riche logorrhée où plane autant l’ombre
de Dostoïevski que de Goethe. Mais ce mouvement permanent s’accorde cependant
avec un sens très sûr du cadrage et de la composition des images où le choix
d’éclairages a minima, de couleurs
désaturées à dominante verdâtre ou mordorée, de déformations anamorphiques et
de flous légèrement vaporeux (soulignons le très beau travail de Bruno
Delbonnel, habituel chef-opérateur de Jean-Pierre Jeunet), s’inscrit en
parfaite correspondance visuelle avec la tonalité funèbre du propos.
Aussi est-on saisi et presque écrasé
devant une exigence intellectuelle et une radicalité artistique devenues pour
ainsi dire hors de saison, devant un refus obstiné de toute concession ou de
toute facilité, devant l’assurance d’un cinéaste qui n’a plus rien à craindre
parce qu’il n’a plus rien à prouver. Sans doute peut-on aussi détester ce
cinéma-là face auquel les mots n’ont pas grand sens, qui paraît se suffire à
lui-même et que des esprits mal intentionnés pourraient traiter de grand
cadavre prêt à l’embaumement. Mais ils n’auraient pas tort, car Faust est aussi cela et mille autres
choses, bonnes ou mauvaises, et ce n’est pas la moindre de ses qualités que
d’oser charrier de la sorte, dans un grand élan prométhéen, toutes les forces
de la vie et de la mort -- y compris les plus obscures et les moins
aimables.
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