Réédition de Mélodie pour un tueur (Fingers), de James Toback (1977).
Curieuse destinée que celle de ce
premier film de James Toback, réalisé en 1977 et sorti en France à la rentrée
1978 et qui a inspiré à Jacques Audiard le sujet de son excellent De battre mon cœur s’est arrêté (2005).
Intellectuel new-yorkais né en 1944, professeur de littérature et de création
littéraire (il est l’auteur d’une maîtrise de littérature comparée consacrée à
Dostoïevski, Melville, Conrad et Balzac sur le thème « Romance with
Disaster »), Toback s’est d’abord fait remarquer dans les années 70 par
l’écriture d’un scénario original réalisé par Karel Reisz (Le Flambeur/The Gambler, 1974) avant de passer à la mise en scène
avec ce Fingers, au titre français
particulièrement stupide et surtout inapproprié, qu’on réédite aujourd’hui.
A l’époque de sa sortie parisienne,
le film avait fait forte impression et à partir de ce coup d’essai prometteur
on pouvait légitimement placer de solides espoirs sur le nom de ce nouveau venu
à peu près inconnu. Nouveau venu certes, mais qui s’inscrivait sans aucun doute
dans une sorte de courant cinématographique teinté de spiritualité où l’on
croisait alors principalement Martin Scorsese et Paul Schrader, et dont Harvey
Keitel pouvait passer au moins autant sinon plus que Robert De Niro pour le
comédien emblématique[1].
Scorsese, dominé par une éducation catholique, venait alors de réaliser Taxi Driver (1976), sur un scénario de
Schrader, calviniste de stricte obédience (il n’a pas vu un film avant l’âge de
dix-huit ans), et Fingers peut être
considéré comme une variation sur des thèmes déjà rencontrés dans Mean Streets (1973), notamment la
plongée dans l’univers des truands italo-américains, la frénésie toute
méditerranéenne de la mise en scène en moins, Toback préférant, lui, jeter sur
ses personnages un regard froid et distant, presque clinique. Scorsese a fait
depuis lors la brillante carrière que l’on sait alors que celle de Schrader, en
tant que réalisateur, a promptement tourné court[2],
et davantage encore celle de James Toback puisqu’on peut considérer sans grand
risque de se tromper que, Fingers mis
à part, l’ensemble de sa filmographie est une suite d’échecs dont il n’y a pas
grand-chose à sauver[3].
Il faut donc prendre aujourd’hui Fingers pour le film qu’il est
devenu : un étrange objet, cinématographiquement guère convaincant (et
fort médiocrement éclairé par un Michael Chapman qu’on a connu plus inspiré),
mais remarquable par sa direction d’acteurs et son scénario, en dépit d’une
narration plutôt lâche et peu structurée qui s’attache moins à une intrigue
policière très secondaire qu’au comportement névrotique et tendu à souhait de
son personnage principal (Harvey Keitel). Celui-ci, jeune homme à la sexualité
trouble (on peut lui imaginer une dimension homosexuelle) et pianiste virtuose
mais incapable d’affronter un public, erre à travers New-York, rencontre
quelques personnages mal définis et presque aussitôt abandonnés, rend visite à
sa mère, musicienne qui a perdu la raison et vit dans une maison de santé, se
mêle à la pègre pour rendre service à son père, monument de vulgarité et de
machisme, entretient enfin de douloureuses relations avec son sexe (dont il
souffre physiquement). Tout cela sans
réelle justification ni logique dramaturgique, mais dans un bout-à-bout de
scènes que l’on dirait parfois expérimentales où rien n’est jamais expliqué
mais toujours comme laissé en suspens et avec, ici et là, quelques explosions
de violence et de sexualité exacerbée.
La solitude d’un personnage qui
paraît émotionnellement mort et sa déambulation dans un New-York en pleine
décomposition[4]
où il s’enfonce progressivement dans une sorte d’itinéraire à la fois
christique et blasphématoire illustrent bien cette approche religieuse sur
laquelle plane l’ombre de Dostoïevski entre chute et rédemption, transgression
et rachat, déchéance et grâce (on comprend là ce qui a pu intéresser Jacques
Audiard dans cette histoire), le tout non sans une certaine forme de
masochisme. Il y quelque chose de profondément malsain, mais aussi d’assurément
puritain, dans cette description d’un monde de tous les excès où le péché fascine
autant qu’il révulse et où le sexe est douloureux tant sur le plan physique que
mental -- un monde déséquilibrant et déséquilibré,
générateur de passions dévastatrices qui mènent aux plus grandes catastrophes.
Ainsi, tel quel, plutôt mal fagoté avec son style heurté et ses sautes de
rythme, Fingers apparaît-il comme une
météorite inclassable, une sorte de bloc de bruit et de fureur « chu d’un
désastre obscur ».
[1]
Keitel est au générique du premier long métrage de Scorsese, Who’s That
Knocking at My Door, dès 1969, puis dans Mean Streets, 1973, Alice Doesn’t
Live Here Anymore/Alice n’est plus ici, 1974, et Taxi driver, 1976. Il tiendra plus tard (1988) le rôle de Judas
dans La Dernière Tentation du Christ/The
Last Temptation of Christ (scénario de Paul Schrader). Un an après Fingers, il tiendra le rôle principal
dans Blue Collar, de Paul Schrader.
[2]
Seuls ses trois premiers films (qu’il faudrait cependant revoir) me paraissent
devoir être sauvés (Blue Collar,
1978, Hardcore et American Gigolo, tous deux de 1979).
[3]
Mais ses deux films suivants, Love and
Money (Les Armes du pouvoir,
1982) et Exposed (1983) eurent en
leur temps des défenseurs (assez peu nombreux il est vrai).
[4] C’était
avant le grand nettoyage du maire Rudy Giuliani.
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