10 juin 2012

Un bloc de bruit et de fureur.


Réédition de Mélodie pour un tueur (Fingers), de James Toback (1977).

            Curieuse destinée que celle de ce premier film de James Toback, réalisé en 1977 et sorti en France à la rentrée 1978 et qui a inspiré à Jacques Audiard le sujet de son excellent De battre mon cœur s’est arrêté (2005). Intellectuel new-yorkais né en 1944, professeur de littérature et de création littéraire (il est l’auteur d’une maîtrise de littérature comparée consacrée à Dostoïevski, Melville, Conrad et Balzac sur le thème « Romance with Disaster »), Toback s’est d’abord fait remarquer dans les années 70 par l’écriture d’un scénario original réalisé par Karel Reisz (Le Flambeur/The Gambler, 1974) avant de passer à la mise en scène avec ce Fingers, au titre français particulièrement stupide et surtout inapproprié, qu’on réédite aujourd’hui.


            A l’époque de sa sortie parisienne, le film avait fait forte impression et à partir de ce coup d’essai prometteur on pouvait légitimement placer de solides espoirs sur le nom de ce nouveau venu à peu près inconnu. Nouveau venu certes, mais qui s’inscrivait sans aucun doute dans une sorte de courant cinématographique teinté de spiritualité où l’on croisait alors principalement Martin Scorsese et Paul Schrader, et dont Harvey Keitel pouvait passer au moins autant sinon plus que Robert De Niro pour le comédien emblématique[1]. Scorsese, dominé par une éducation catholique, venait alors de réaliser Taxi Driver (1976), sur un scénario de Schrader, calviniste de stricte obédience (il n’a pas vu un film avant l’âge de dix-huit ans), et Fingers peut être considéré comme une variation sur des thèmes déjà rencontrés dans Mean Streets (1973), notamment la plongée dans l’univers des truands italo-américains, la frénésie toute méditerranéenne de la mise en scène en moins, Toback préférant, lui, jeter sur ses personnages un regard froid et distant, presque clinique. Scorsese a fait depuis lors la brillante carrière que l’on sait alors que celle de Schrader, en tant que réalisateur, a promptement tourné court[2], et davantage encore celle de James Toback puisqu’on peut considérer sans grand risque de se tromper que, Fingers mis à part, l’ensemble de sa filmographie est une suite d’échecs dont il n’y a pas grand-chose à sauver[3].

            Il faut donc prendre aujourd’hui Fingers pour le film qu’il est devenu : un étrange objet, cinématographiquement guère convaincant (et fort médiocrement éclairé par un Michael Chapman qu’on a connu plus inspiré), mais remarquable par sa direction d’acteurs et son scénario, en dépit d’une narration plutôt lâche et peu structurée qui s’attache moins à une intrigue policière très secondaire qu’au comportement névrotique et tendu à souhait de son personnage principal (Harvey Keitel). Celui-ci, jeune homme à la sexualité trouble (on peut lui imaginer une dimension homosexuelle) et pianiste virtuose mais incapable d’affronter un public, erre à travers New-York, rencontre quelques personnages mal définis et presque aussitôt abandonnés, rend visite à sa mère, musicienne qui a perdu la raison et vit dans une maison de santé, se mêle à la pègre pour rendre service à son père, monument de vulgarité et de machisme, entretient enfin de douloureuses relations avec son sexe (dont il souffre physiquement). Tout cela sans réelle justification ni logique dramaturgique, mais dans un bout-à-bout de scènes que l’on dirait parfois expérimentales où rien n’est jamais expliqué mais toujours comme laissé en suspens et avec, ici et là, quelques explosions de violence et de sexualité exacerbée.

            La solitude d’un personnage qui paraît émotionnellement mort et sa déambulation dans un New-York en pleine décomposition[4] où il s’enfonce progressivement dans une sorte d’itinéraire à la fois christique et blasphématoire illustrent bien cette approche religieuse sur laquelle plane l’ombre de Dostoïevski entre chute et rédemption, transgression et rachat, déchéance et grâce (on comprend là ce qui a pu intéresser Jacques Audiard dans cette histoire), le tout non sans une certaine forme de masochisme. Il y quelque chose de profondément malsain, mais aussi d’assurément puritain, dans cette description d’un monde de tous les excès où le péché fascine autant qu’il révulse et où le sexe est douloureux tant sur le plan physique que mental  --  un monde déséquilibrant et déséquilibré, générateur de passions dévastatrices qui mènent aux plus grandes catastrophes. Ainsi, tel quel, plutôt mal fagoté avec son style heurté et ses sautes de rythme, Fingers apparaît-il comme une météorite inclassable, une sorte de bloc de bruit et de fureur « chu d’un désastre obscur ».



[1] Keitel est au générique du premier long métrage de Scorsese, Who’s That  Knocking at My Door, dès 1969, puis dans Mean Streets, 1973, Alice Doesn’t Live Here Anymore/Alice n’est plus ici, 1974, et Taxi driver, 1976. Il tiendra plus tard (1988) le rôle de Judas dans La Dernière Tentation du Christ/The Last Temptation of Christ (scénario de Paul Schrader). Un an après Fingers, il tiendra le rôle principal dans Blue Collar, de Paul Schrader.
[2] Seuls ses trois premiers films (qu’il faudrait cependant revoir) me paraissent devoir être sauvés (Blue Collar, 1978, Hardcore et American Gigolo, tous deux de 1979).
[3] Mais ses deux films suivants, Love and Money (Les Armes du pouvoir, 1982) et Exposed (1983) eurent en leur temps des défenseurs (assez peu nombreux il est vrai).
[4] C’était avant le grand nettoyage du maire Rudy Giuliani.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire