Le
Grand soir, de Benoît Delépine et Gustave Kervern (2012).
Soyons honnête : ni les
divagations « groslandaises » sur Canal Plus, ni les premiers essais
du tandem Kervern et Delépine ne m’avaient jusqu’ici beaucoup convaincu ou même
seulement intéressé. Aussi est-ce avec une certaine méfiance que je suis allé
voir du côté du Grand soir --
avec méfiance mais non sans curiosité tant réunir Benoît Poelvoorde et
Albert Dupontel paraissait une idée riche d’heureux prolongements. Le jeu en valait
la chandelle et cette fois, même avec un film pas toujours abouti et qui tire
parfois en longueur (bien que d’une durée qui ne dépasse guère l’heure et
demie), Kervern et Delépine trouvent le ton juste, soignent leur mise en scène
et témoignent d’une véritable vision du monde
-- discutable peut-être, c’est à
voir, mais, à ce titre même, stimulante.
Soit donc deux frères qui vivent à
deux pas l’un de l’autre mais que tout oppose et qui semblent habiter deux
planètes qui s’ignorent comme dans cette scène sidérante où chacun se lance simultanément dans une interminable logorrhée
tout en ignorant superbement le discours de l’autre. L’un, Benoît dit Not, « plus
vieux punk à chien d’Europe » (Benoît Poelvoorde) qui traîne dans les
marges d’un de ces centres commerciaux dont les périphéries de nos villes aiment
à se parer ; l’autre, Jean-Pierre, vendeur dans un magasin de literie
dudit centre commercial (Albert Dupontel), sérieux en apparence, chantre de la « norme »
mais complètement déglingué sous le capot. Sans oublier leurs parents, pas mal
déjantés eux aussi, propriétaires d’un restaurant spécialisé dans la pomme de
terre et élégamment baptisé « La Pataterie ». Ils sont interprétés
par Fontaine et Areski, couple mythique de la scène qu’on ne disait pas encore « alternative »
des années 60 et 70, écume un peu triste de jours révolus -- et
c’est peut-être par là qu’il faut aborder Le
Grand soir.
Car ce couple aussi désabusé qu’épuisé,
dont on ne parvient pas à saisir le degré de mythomanie (sont-ils vraiment les
parents de Not et de Jean-Pierre ?), qui a voulu élever ses enfants dans
le goût de la liberté et du rejet des lois sociales, ce couple n’illustre-t-il
pas les désillusions d’une génération qui non seulement a échoué à remettre en
cause un système qu’elle prétendait vouloir faire exploser mais qui a
finalement favorisé l’éclosion et le développement d’une société plus
catastrophique encore, à l’image de ce centre commercial où eux-mêmes ont
ouvert leur petite entreprise. Premier constat d’échec d’une longue série -- et
les libertaires d’hier, comme anesthésiés par leur échec, vivent aujourd’hui
avec indifférence dans un monde où triomphent l’hyperconsommation, la
surveillance permanente et le chacun pour soi.
Jean-Pierre, lui, suit un itinéraire
inverse en glissant de cette norme dont il chante la gloire aux marges que son
frère hante et vante. Ainsi, pour ses parents (qui n’ont décidément rien
compris), conquiert-il enfin sa liberté ; et pour Not, il devient un « chien
libre » qui doit donc abandonner laisse et collier (entendez : sa
cravate) pour mieux préparer un « grand soir » qui fait pitoyablement
long feu. Les deux frères, réconciliés dans une révolte dérisoire, ont beau composer
avec les lettres volées aux enseignes des magasins du centre commercial (belle
idée) : « We are not dead », pour eux, en reprenant un fameux
mantra punk, ce serait plutôt : « No future ».
Il y a quelque chose d’assez célinien
dans ce voyage au bout de la désespérance contemporaine où Kervern et Delépine
ne voient pas grand-chose à sauver. Comment parler de liberté et d’émancipation
quand Not et Jean-Pierre vivent une manière d’impasse sociale et affective ;
quand le quotidien de leurs vieux parents n’est plus que l’ombre d’une
caricature ; quand les « braves gens » devenus des « salauds
de pauvres » (pour reprendre les mots de La Traversée de Paris, la nouvelle et le film) indifférents aux
autres vivent et survivent à coups de petits arrangements avec le confort
étroit d’un quotidien médiocre ?
Ni illusion ni indulgence dans cette
description d’un univers pas toujours très ragoûtant, le nôtre à peu de chose
près, vu à travers le prisme d’un pessimisme noir mais cependant jamais
méprisant. Aussi ne manquera-t-on pas de s’interroger sur le point de vue
politique d’un film qui se revendique malgré tout comme « engagé ».
Alors, point de vue d’anarchistes de droite (comme on disait autrefois) qui
jettent sur l’espèce humaine un regard sans complaisance dans le sillage du
grand ancêtre que fut et demeure Georges Darien, ou d’anarchistes de gauche qui
voulaient tout faire péter, mais désormais revenus de beaucoup de choses, pour
ne pas dire de tout, et qui assurément ne croient plus au « grand soir » ?
Question finalement oiseuse à une époque où, curieusement, les deux points de
vue se rejoignent et s’unissent dans une forme de nihilisme lucide et
désenchanté qui parvient mal ici à cacher une affection profonde pour l’humanité
et une sympathie réelle pour les cabossés de la vie.
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