6 juin 2012

"A la truelle".


Réédition de Attaque (Attack !), de Robert Aldrich (1956).

            Mort il y a presque trente ans, en 1983, Robert Aldrich n’a peut-être pas aujourd’hui toute la place qu’il mériterait d’occuper dans l’histoire du cinéma américain. Ainsi n’a-t-il jamais bénéficié en France de la même attention critique qu’un Samuel Fuller par exemple, un cinéaste dont, par certains côtés, il est assez proche. Il faut dire qu’il a toujours mis une sorte de point d’honneur à provoquer et à déplaire, et de façon tonitruante la plupart du temps  --  en s’affichant de gauche et en s’y tenant (parfois même en allant jusqu’à une espèce de nihilisme ricanant et ambigu), en prenant le système américain et ses valeurs à rebrousse-poil, en assumant une forme étonnamment cohérente de mauvais goût tant sur le fond (son appétence pour les monstres et les vieilles peaux) que sur la forme, avec sa mise en scène « à la truelle », pour reprendre la formule de Claude Chabrol (si j’ai bonne mémoire) et son esthétique souvent ahurissante voire carrément vulgaire (dans le choix de ses décors, de ses couleurs ou de certains effets visuels). Né en 1918, il a jeté un pont entre la génération de ceux qui connurent le cinéma muet (et dont il fut parfois l’assistant comme Wellman, Chaplin et même Renoir) et la suivante, la sienne, qui est arrivée juste après guerre et a connu la guerre froide, le maccarthysme et les débuts de la télévision. Il a mené à partir de 1953 (donc relativement tard) une carrière assez chaotique, connaissant autant de hauts que de bas et sacrifiant à tous les genres, séries noires, mélodrames, westerns ou films de guerre comme Attaque que l’on peut voir ou revoir ces jours-ci.


            Il s’agit en fait d’une adaptation théâtrale mais le film souffre finalement assez peu de cette origine, Aldrich faisant feu de tout bois pour « aérer » la pièce ((il y réussit plutôt bien) et pour éviter l’écueil du théâtre filmé dans les quelques longues scènes en intérieur qui forment l’essentiel du film. Il compose ainsi avec beaucoup de soin ses plans et ses éclairages (belle photo, très contrastée, de Joseph Biroc qui sera son très fidèle chef-opérateur), élabore  des mouvements d’appareil sophistiqués et privilégie des angles de prises de vues recherchés, parfois même un peu trop. Aldrich apparaît ici d’autant plus à son aise qu’il n’a jamais été un  cinéaste d’extérieur, que les grands espaces ne l’inspirent guère (même dans ses westerns, qui comptent pourtant trois réussites majeures : Bronco Apache/Apache, 1954, Vera-Cruz, 1954, et Fureur Apache/Ulzana’s Raid, 1972) et qu’il n’aime rien tant que d’enfermer ses personnages, qu’il place alors dans une situation de tension extrême, à la limite du cauchemar et de l’asphyxie.

            A travers l’histoire d’un groupe de militaires pris dans les combats  en Europe en  1944, le film s’attache à la description des relations qu’entretiennent quatre officiers face au danger. Il y a là deux lieutenants de terrain, Costa (Jack Palance) et Woodfuff (William Smithers), qui vivent dans la proximité de leurs hommes, surtout Costa, leur capitaine, Cooney (Eddie Albert), incompétent et lâche, et un officier supérieur, le colonel Bartlett (Lee Marvin), qui prépare déjà sa reconversion pour l’après-guerre. Costa sait tout de la guerre et il ne se fait plus d’illusion ; efficace, il entend protéger ses hommes mais n’hésite pas à faire abattre un prisonnier allemand pour en impressionner un autre et le faire parler ; il sait déjà que la guerre n’est pas une affaire de gentlemen, que la marge est étroite entre un héros et un assassin (ce qu’Aldrich confirmera avec cynisme dans Les Douze salopards/The Dirty Dozen, 1967) mais comme le dit Georges Darien de son voleur, s’il fait un sale boulot, il a au moins une excuse : il le fait salement. Le visage tourmenté de Jack Palance et son jeu crispé traduisent admirablement la tension et la peur d’un homme clairvoyant et responsable et c’est dans un rictus douloureux que la mort figera ses traits à jamais. A l’opposé, le capitaine Cooney, incapable mais vindicatif, sacrifie ses propres hommes sur l’autel d’une incompétence qui se double d’une monstrueuse vanité (il veut décrocher une citation quoi qu’il en coûte). Tout comme le colonel Bartlett, le pire de tous car compétent et lucide, lui, mais prêt à tout pour réussir la carrière politique qu’il ambitionne pour l’avenir et qui compte sur le père de Cooney (qu’il protège et couvre) pour le soutenir dans son entreprise.

            Cette approche de la gent militaire qui oppose officiers ambitieux et accessoirement incompétents et hommes de terrain, elle n’est pas alors l’apanage d’Aldrich et on la retrouve dans tout une frange du cinéma américain qui a perdu ses illusions dans les années d’après-guerre, du Massacre de Fort Apache/Fort Apache (John Ford, 1948) à Les Nus et les morts/The Naked and the Dead (Raoul Walsh, 1958). Mais Aldrich, beaucoup plus jeune que Ford ou Walsh, et contrairement à eux[1], ne s’est jamais fait d’illusions sur l’autorité et l’exercice du pouvoir, non plus que sur leurs bras armés que sont les militaires et les policiers  --  et jusqu’au bout ou presque (Bande de flics/The Choirboys, 1977, où un groupe de flics pourris mènent de douteux combats au nom d’une cause elle-même pourrie et qu’ils jugent d’ailleurs telle) il en a dénoncé les dérives, qu’avec son sens inné de la nuance il n’a jamais hésité à qualifier de « fascisantes ».

            Même si le cinéaste témoigne ici d’une vision du monde qui restera la sienne jusqu’à la fin, on est surpris du ton presque retenu sur lequel  il achève son film, lui qui pratiquera plus souvent qu’à son tour le ton paroxystique (voir par exemple l’étonnante dernière séquence du Démon des femmes/The Legend of Lylah Clare, 1977). Le capitaine Woodruff, ami de Costa, choisira de dénoncer l’incompétence de Cooney et la complaisance de Bartlett  --  quitte à passer en cour martiale pour le meurtre de Cooney qu’il a abattu quand celui-ci  voulait se rendre aux Allemands (plutôt prisonnier que mort). On peut légitimement penser que cette fin moralement positive porte davantage la marque de l’auteur de la pièce d’origine (un certain Norman Brooks) que celle du cinéaste déjà à cette époque-là plus radical dans ses choix (voir cette fois les ultimes plans apocalyptiques de En quatrième vitesse/Kiss Me Deadly, immense chef-d’œuvre du film noir réalisé l’année précédente). De même le seul moment faible du film, lorsque Cooney dans une crise très actors studio, évoque les difficultés de jeunesse qui l’ont amené à devenir un lâche, porte la marque de ces poncifs démonstratifs et fabriqués dont le théâtre américain de ces années-là, de Tennessee Williams à Arthur Miller en passant par Clifford Odets (dont Aldrich a adapté en 1955 la pièce Le Grand couteau/The Big Knife avec déjà Jack Palance) aimaient user et abuser et qui datent terriblement leurs œuvres.

            Bien que réalisé avec des moyens limités, mais grâce peut-être à ces limites mêmes qui empêchent toute surenchère spectaculaire mais privilégient au contraire la fièvre de l’attente, Attaque porte plutôt bien ses presque soixante ans et affirme la force, la fulgurance et l’originalité profonde d’un cinéaste trop souvent mésestimé.



[1] Dans Fort Apache, Ford choisit à la fin du film de préférer la légende aux faits et transforme le lieutenant-colonel Thursday, (personnage vaniteux et incompétent inspiré du général Custer) en héros plutôt qu’en criminel : ainsi montre-t-il la vérité tout en voulant sauver la légende  (ce sera aussi la morale de L’Homme qui tua Liberty Valance/The Man Who Shoot Liberty Valance, 1962). Walsh avait donné une image glorieuse du même Custer (incarné par Errol Flynn) dans La Charge fantastique/They Died With Their Boots On. Il est vrai qu’on était alors en 1941 et qu’il était impensable, Walsh l’eût-il voulu, de donner alors une image désastreuse d’un officier supérieur de l’armée américaine.

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