Réédition de Attaque (Attack !), de Robert Aldrich (1956).
Mort il y a presque trente ans, en
1983, Robert Aldrich n’a peut-être pas aujourd’hui toute la place qu’il
mériterait d’occuper dans l’histoire du cinéma américain. Ainsi n’a-t-il jamais
bénéficié en France de la même attention critique qu’un Samuel Fuller par
exemple, un cinéaste dont, par certains côtés, il est assez proche. Il faut
dire qu’il a toujours mis une sorte de point d’honneur à provoquer et à
déplaire, et de façon tonitruante la plupart du temps -- en
s’affichant de gauche et en s’y tenant (parfois même en allant jusqu’à une
espèce de nihilisme ricanant et ambigu), en prenant le système américain et ses
valeurs à rebrousse-poil, en assumant une forme étonnamment cohérente de
mauvais goût tant sur le fond (son appétence pour les monstres et les vieilles
peaux) que sur la forme, avec sa mise en scène « à la truelle », pour
reprendre la formule de Claude Chabrol (si j’ai bonne mémoire) et son
esthétique souvent ahurissante voire carrément vulgaire (dans le choix de ses
décors, de ses couleurs ou de certains effets visuels). Né en 1918, il a jeté
un pont entre la génération de ceux qui connurent le cinéma muet (et dont il
fut parfois l’assistant comme Wellman, Chaplin et même Renoir) et la suivante,
la sienne, qui est arrivée juste après guerre et a connu la guerre froide, le
maccarthysme et les débuts de la télévision. Il a mené à partir de 1953 (donc
relativement tard) une carrière assez chaotique, connaissant autant de hauts
que de bas et sacrifiant à tous les genres, séries noires, mélodrames, westerns
ou films de guerre comme Attaque que
l’on peut voir ou revoir ces jours-ci.
Il s’agit en fait d’une adaptation
théâtrale mais le film souffre finalement assez peu de cette origine, Aldrich
faisant feu de tout bois pour « aérer » la pièce ((il y réussit
plutôt bien) et pour éviter l’écueil du théâtre filmé dans les quelques longues
scènes en intérieur qui forment l’essentiel du film. Il compose ainsi avec
beaucoup de soin ses plans et ses éclairages (belle photo, très contrastée, de
Joseph Biroc qui sera son très fidèle chef-opérateur), élabore des mouvements d’appareil sophistiqués et
privilégie des angles de prises de vues recherchés, parfois même un peu trop.
Aldrich apparaît ici d’autant plus à son aise qu’il n’a jamais été un cinéaste d’extérieur, que les grands espaces
ne l’inspirent guère (même dans ses westerns, qui comptent pourtant trois
réussites majeures : Bronco
Apache/Apache, 1954, Vera-Cruz,
1954, et Fureur Apache/Ulzana’s Raid,
1972) et qu’il n’aime rien tant que d’enfermer ses personnages, qu’il place alors
dans une situation de tension extrême, à la limite du cauchemar et de
l’asphyxie.
A travers l’histoire d’un groupe de
militaires pris dans les combats en
Europe en 1944, le film s’attache à la
description des relations qu’entretiennent quatre officiers face au danger. Il
y a là deux lieutenants de terrain, Costa (Jack Palance) et Woodfuff (William
Smithers), qui vivent dans la proximité de leurs hommes, surtout Costa, leur
capitaine, Cooney (Eddie Albert), incompétent et lâche, et un officier
supérieur, le colonel Bartlett (Lee Marvin), qui prépare déjà sa reconversion
pour l’après-guerre. Costa sait tout de la guerre et il ne se fait plus
d’illusion ; efficace, il entend protéger ses hommes mais n’hésite pas à
faire abattre un prisonnier allemand pour en impressionner un autre et le faire
parler ; il sait déjà que la guerre n’est pas une affaire de gentlemen, que la marge est étroite
entre un héros et un assassin (ce qu’Aldrich confirmera avec cynisme dans Les Douze salopards/The Dirty Dozen,
1967) mais comme le dit Georges Darien de son voleur, s’il fait un sale boulot,
il a au moins une excuse : il le fait salement. Le visage tourmenté de
Jack Palance et son jeu crispé traduisent admirablement la tension et la peur
d’un homme clairvoyant et responsable et c’est dans un rictus douloureux que la
mort figera ses traits à jamais. A l’opposé, le capitaine Cooney, incapable
mais vindicatif, sacrifie ses propres hommes sur l’autel d’une incompétence qui
se double d’une monstrueuse vanité (il veut décrocher une citation quoi qu’il
en coûte). Tout comme le colonel Bartlett, le pire de tous car compétent et
lucide, lui, mais prêt à tout pour réussir la carrière politique qu’il
ambitionne pour l’avenir et qui compte sur le père de Cooney (qu’il protège et
couvre) pour le soutenir dans son entreprise.
Cette approche de la gent militaire
qui oppose officiers ambitieux et accessoirement incompétents et hommes de
terrain, elle n’est pas alors l’apanage d’Aldrich et on la retrouve dans tout
une frange du cinéma américain qui a perdu ses illusions dans les années
d’après-guerre, du Massacre de Fort
Apache/Fort Apache (John Ford, 1948) à Les
Nus et les morts/The Naked and the Dead (Raoul Walsh, 1958). Mais Aldrich,
beaucoup plus jeune que Ford ou Walsh, et contrairement à eux[1],
ne s’est jamais fait d’illusions sur l’autorité et l’exercice du pouvoir, non
plus que sur leurs bras armés que sont les militaires et les policiers -- et
jusqu’au bout ou presque (Bande de
flics/The Choirboys, 1977, où un groupe de flics pourris mènent de douteux
combats au nom d’une cause elle-même pourrie et qu’ils jugent d’ailleurs telle)
il en a dénoncé les dérives, qu’avec son sens inné de la nuance il n’a jamais
hésité à qualifier de « fascisantes ».
Même si le cinéaste témoigne ici
d’une vision du monde qui restera la sienne jusqu’à la fin, on est surpris du
ton presque retenu sur lequel il achève
son film, lui qui pratiquera plus souvent qu’à son tour le ton paroxystique
(voir par exemple l’étonnante dernière séquence du Démon des femmes/The Legend of Lylah Clare, 1977). Le capitaine
Woodruff, ami de Costa, choisira de dénoncer l’incompétence de Cooney et la
complaisance de Bartlett -- quitte à passer en cour martiale pour le
meurtre de Cooney qu’il a abattu quand celui-ci voulait se rendre aux Allemands (plutôt
prisonnier que mort). On peut légitimement penser que cette fin moralement
positive porte davantage la marque de l’auteur de la pièce d’origine (un
certain Norman Brooks) que celle du cinéaste déjà à cette époque-là plus
radical dans ses choix (voir cette fois les ultimes plans apocalyptiques de En quatrième vitesse/Kiss Me Deadly,
immense chef-d’œuvre du film noir réalisé l’année précédente). De même le seul
moment faible du film, lorsque Cooney dans une crise très actors studio, évoque les difficultés de jeunesse qui l’ont amené à
devenir un lâche, porte la marque de ces poncifs démonstratifs et fabriqués
dont le théâtre américain de ces années-là, de Tennessee Williams à Arthur
Miller en passant par Clifford Odets (dont Aldrich a adapté en 1955 la pièce Le Grand couteau/The Big Knife avec déjà
Jack Palance) aimaient user et abuser et qui datent terriblement leurs œuvres.
Bien que réalisé avec des moyens
limités, mais grâce peut-être à ces limites mêmes qui empêchent toute
surenchère spectaculaire mais privilégient au contraire la fièvre de l’attente,
Attaque porte plutôt bien ses presque
soixante ans et affirme la force, la fulgurance et l’originalité profonde d’un
cinéaste trop souvent mésestimé.
[1]
Dans Fort Apache, Ford choisit à la
fin du film de préférer la légende aux faits et transforme le
lieutenant-colonel Thursday, (personnage vaniteux et incompétent inspiré du
général Custer) en héros plutôt qu’en criminel : ainsi montre-t-il la
vérité tout en voulant sauver la légende (ce sera aussi la morale de L’Homme qui tua Liberty Valance/The Man Who
Shoot Liberty Valance, 1962). Walsh avait donné une image glorieuse du même
Custer (incarné par Errol Flynn) dans La
Charge fantastique/They Died With Their Boots On. Il est vrai qu’on était
alors en 1941 et qu’il était impensable, Walsh l’eût-il voulu, de donner alors
une image désastreuse d’un officier supérieur de l’armée américaine.
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