14 juin 2012

Depardon, portrait éclaté.


Journal de France, de Raymond Depardon et Claudine Nougaret (2012).

            Photojournaliste qui a parcouru le monde en tous sens pendant des dizaines d’années, membre de la très prestigieuse agence Magnum, mais aussi cinéaste documentariste, auteur notamment d’une remarquable trilogie consacrée au monde rural et intitulée Profils paysans[1], Raymond Depardon, soixante-dix ans dans quelques jours, revient aujourd’hui sur cinquante ans de vie professionnelle, et il le fait à sa manière, autant dire de façon originale, sous la forme d’un portrait éclaté ou d’une sorte de collage mêlant fragments de reportages et moments saisis ces dernières années, quand il a  décidé, à partir de 2004, de sillonner la France en la photographiant[2].


            Le résultat, disons-le tout net, est un peu bancal, à l’image d’un film qui se refuse à choisir entre récit biographique et réflexion d’un photographe-cinéaste sur sa pratique, sinon son art, et s’installe donc d’entrée de jeu entre deux chaises. Il est vrai que les documents présentés sont des « chutes » inédites, conservées par Depardon, nous dit-on, dans sa cave, et sans doute ne reflètent-ils pas toujours la part la plus intéressante de son travail. D’où une attention qui fluctue un  peu d’un extrait à l’autre : certains sont passionnants, voire émouvants (les propos blessés de Françoise Claustre, otage du désert pendant les années Giscard, ou l’obsédante litanie d’une jeune malade mentale filmée à l’Hôtel-Dieu) quand d’autres apparaissent en revanche beaucoup plus ordinaires. Et cette fluctuation elle-même est encore redoublée par un montage un peu paresseux qui laisse aller les choses et tire parfois en longueur. On ne manquera pas de souligner que c’est la façon habituelle de filmer de Depardon, cinéaste qui n’aime rien tant que les plans-séquences ponctués de longs silences, avec une volonté délibérée de renoncer à toute forme de dramaturgie, fût-ce par le seul fait du montage. Le parti-pris est courageusement assumé, ici aussi bien qu’ailleurs, mais peut-être aurait-il fallu intégrer dans l’ensemble quelques-unes de ses excellentes photographies. Ainsi, pour prendre un exemple parmi d’autres, les images fixes qu’il a saisies dans les asiles psychiatriques italiens (on en aperçoit une au développement) valent-elles bien le morceau de film qu’on nous propose, et leur absence provoque une certaine déception.

            Reste malgré tout que ce portrait un peu maladroit manque d’autant moins d’intérêt que Depardon ne se hausse jamais du col (il n’a rien de l’aventurier qui roule les mécaniques) et demeure toujours en retrait mais à la juste distance entre ce qu’il filme (ou photographie) et lui-même. Le contraste entre la vie mouvementée du photoreporter documentariste, dont le caractère tremblé et aléatoire des images captées à travers le monde rend bien compte, et celle, apaisée, des moments qu’il passe à parcourir la France en tous sens, un pays qu’il avoue d’ailleurs moins bien connaître que le reste du monde, montre admirablement ce besoin de sérénité, de solitude et de paix que connaissent à l’orée de la vieillesse la plupart de ceux qui ont côtoyé au quotidien la violence, la misère et la mort. Comme un Don McCullin, autre baroudeur de l’image qui s’intéresse désormais davantage aux paysages anglais et aux ruines de l’empire romain autour du bassin méditerranéen, Depardon aime à fixer sur la pellicule des lieux vides le plus souvent mais paisibles, et lui, né dans une ferme du Beaujolais, authentique homme de la terre, découvre et donne à voir cette France des provinces qu’on dirait oubliée et comme menacée d’extinction, à l’image de ces paysans qu’il sait si bien comprendre. Et au bout du compte, bourlingueur tranquille, mais qu’on imagine sans peine hanté par mille cauchemars dont il nous livre ici quelques éclats douloureux, circulant au hasard des routes, des villes et des paysages et préférant la chambre 20x25 à l’habituel 24x36 (mais sans se séparer pour autant de son fidèle Leica), il reste cet amateur de désert qu’il a (presque) toujours été  --  ces lieux ambigus où le temps et l’espace prennent une dimension originale loin des fureurs du monde.



[1] Qui comprend : L’Approche (2001), Le Quotidien (2005) et La Vie moderne (2008).
[2] Ses photos prises à la chambre 20x25 ont fait l’objet d’une excellente exposition l’année dernière à la BNF (Site François Mitterrand), « La France de Raymond Depardon ». Outre les photographies, figuraient également ses carnets de route, cartes et documents préparatoires et la chambre elle-même, sur son trépied. Le catalogue, comprenant trois cents photos, est disponible aux éditions du Seuil.

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