23 mai 2012

Variations sur une fugue.


Moonrise Kingdom, de Wes Anderson (2012).

            Après Tim Burton et Dark Shadows et en attendant David Cronenberg et Cosmopolis, le temps est à ces cinéastes qui d’un film à l’autre ont su bâtir un univers particulier dont on peut certes discuter du caractère sincère ou fabriqué mais pas de la très grande cohérence. Wes Anderson, qu’il ne faut confondre ni avec Paul Thomas Anderson, cinéaste majeur (dernier film : There will be Blood, en 2007), ni avec le britannique Paul W.S. Anderson, responsable de quelques blockbusters tendance jeux vidéo (Mortal Kombat ou Resident Evil), Wes Anderson (né en 1969) donc fait assurément partie de cette catégorie de réalisateurs dont chaque nouvelle production porte la marque personnelle. Ainsi construit-il une œuvre où se mêlent dans une espèce de bulle hors du temps personnages inattendus, situations cocasses et notations poétiques.


            Mais reconnaître l’empreinte d’un auteur ne vaut pas pour autant adhésion, et je dois avouer n’avoir jamais été jusqu’ici totalement convaincu par ses films, dont je reconnais cependant bien volontiers la grande originalité  --  mais sans doute n’ai-je pas su bien voir. Cette fois, peut-être les écailles me sont-elles tombées des yeux, le miracle opère bel et bien (le mot miracle convient assez bien à ce film séraphique), et je me suis laissé entraîner sans discuter et même avec jubilation dans ce petit monde plein d’une fraîcheur juvénile et d’une poésie décalée.

            « Petit monde », l’expression me semble particulièrement bien accordée à Moonrise Kingdom qui plonge le spectateur dans une sorte de « royaume » rêvé en forme de maison de poupée ou de modèle réduit et consciencieusement ripoliné, puisqu’aussi bien Wes Anderson situe son propos sur la frontière finalement très floue qui sépare enfance et âge adulte. Il y a quelque chose du Petit prince dans l’histoire de Sam (Jared Gilman), jeune orphelin solitaire, rejeté par tous, qui abandonne son camp scout pour se lancer dans une fugue incertaine avec Suzy (Kara Hayward), jeune fille elle aussi incomprise et jugée « difficile », sur une île de la Nouvelle Angleterre, en 1965  --  un temps et un lieu qui nous paraissent d’autant plus exotiques qu’Anderson met un soin méticuleux à rendre son propos à la fois soigneusement daté et en même temps curieusement intemporel. Comment aussi, quand on voit ces deux robinsons américains suivre une ancienne piste indienne (lui encore déguisé en Davy Crockett, elle déjà lolitesque), ne pas songer à ces héros de Mark Twain qui choisissent de couper les ponts et de partir à l’aventure dans de folles escapades ? Toute une littérature pour  adolescents se trouve là convoquée, une littérature dont Suzy a rempli une pleine valise et qu’elle lit le soir, près du feu de camp, une littérature aux multiples merveilles qui voudrait empêcher les adultes que nous sommes de grandir trop vite.

            Cette reconquête d’un esprit d’enfance occupe bien le centre du film, et sans doute des préoccupations du cinéaste qui place les adultes dans des marges incertaines. Certains, désabusés et dépressifs, ne savent plus où se situer et paraissent « décrocher » d’un monde qui les ennuie  --  les parents de Suzy (Bill Murray et Frances McDormand), le policier Sharp (Bruce Willis) ; d’autres qui s’accrochent désespérément aux oripeaux d’une enfance perdue comme le chef scout et accessoirement professeur de maths (Edward Norton). Quête éperdue d’innocence que cette fuite en avant en forme de retour vers le passé : en reconstituant un couple des premiers temps qui pourrait évoquer le mythe fondateur américain de l’amour dans les grands bois qu’ont incarné les figures de Pocahontas et du capitaine Smith[1], Sam et Suzy tentent de retrouver une manière de pureté originelle. Ce n’est pas pour rien que les deux enfants se rencontrent lors de la représentation d’un opéra de Britten intitulé L’Arche de Noé donnée dans le cadre d’un spectacle d’adolescents, et quand le monde des adultes et des services sociaux s’apprête à les séparer, une tempête diluvienne mais salvatrice s’abat sur la petite île.

            Sans doute ne faut-il pas voir dans Moonrise Kingdom je ne sais quel message religieux plus ou moins filandreux mais bien plutôt un jeu de piste où les indices composeraient le portrait d’un monde idéal. Indices disparates, qui vont d’un patchwork sonore particulièrement bien venu (de Hank Williams à Françoise Hardy en passant par  Britten et ses Variations et fugue sur un thème de Purcell) à des images savamment composées qu’on dirait tout droit sorties des cartons à dessins de Norman Rockwell mais revues et corrigées par Andy Warhol et d’autres épigones du pop art. C’est avec un sens très sûr des cadrages et des mouvements d’appareil et en jouant subtilement avec l’harmonie des couleurs que Wes Anderson organise enfin sa mise en scène avec une élégance légèrement excentrique dans un équilibre parfait entre le fond et la forme. L’élégance d’un dandy lunaire et nonchalant qui, cette fois, conquiert son public sans coup férir.



[1] Voir sur ce point l’essai majeur de Leslie Fiedler, Le Retour du Peau-Rouge, Seuil, 1971.

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