De
rouille et d’os, de Jacques Audiard (2012).
Jacques Audiard étant aujourd’hui un
des très rares cinéastes français vraiment original et intéressant, c’est peu
dire que ses films sont attendus avec impatience et gourmandise --
d’autant qu’après avoir commencé sa carrière sur le tard (en 1994, à
quarante ans passés), il tourne relativement peu (six films en dix-huit ans) et
que chaque nouvel opus, le festival de Cannes aidant, se transforme en une
manière d’événement. Non d’ailleurs que ses six films soient d’une qualité
irréprochable et égale. Un héros très
discret (1996) demeure une grande déception et son film sans doute le mieux
accueilli par la critique et le public, Un
Prophète (2009), pour flirter le plus souvent avec les sommets, n’en est
pas moins entaché ici et là de menues affèteries indignes du talent de son
auteur.
Rien de tel ici où Audiard ne quitte
guère cette fois les sommets tout au long d’un parcours irréprochable. Des
obstacles et des chausse-trappes, il n’en manquait pourtant pas dans l’histoire
de cette jeune dresseuse d’orques au Marineland d’Antibes, Stéphanie (Marion
Cotillard, excellente), qui perd ses deux jambes dans un accident et rencontre
pour une relation hautement improbable
Ali (Matthias Schoenaerts, impressionnant certes mais qui va devoir désormais prendre
garde, après Bullhead, à ne pas se
laisser enfermer dans ce type de rôle), une espèce de primate brut de
décoffrage, une bête de violence et de sexe, mais qui cache au plus profond de
lui des trésors de délicatesse. Audiard évite cependant avec brio les risques
d’un scénario particulièrement casse-gueule et suit la voie qu’il s’est tracée
avec la même obstination quasi animale que met Ali à cogner ses adversaires
dans des matchs de boxe clandestins où tous les coups sont permis.
Le secret de sa réussite (comme dans
De battre mon cœur s’est arrêté et
dans les meilleurs moments de Un Prophète)
tient à ce qu’il refuse toute approche psychologique et, a fortiori, psychologisante. Evitant soigneusement toute forme
d’explication de quelque ordre que ce soit, il privilégie l’expression des
corps (l’un actif et puissant, l’autre passif et handicapé) et s’intéresse
davantage au comportement de ses personnages qu’à leurs états d’âmes. Non pas
qu’il les ramène simplement à la somme des actions qu’ils entreprennent, et si
l’un n’est qu’une mécanique « opérationnelle » (il est
« opé », dit-il, ou il ne l’est pas, il n’y a pas à chercher plus
loin), l’autre, dans son fauteuil roulant, n’est d’abord rien d’autre qu’une
boule de sentiments à vif ; mais il réduit au maximum les dialogues, les
limitant la plupart du temps à des échanges informatifs dans une langue très
quotidienne pour ne pas dire relâchée. Il faut dire que, s’intéressant ici
davantage à la marge qu’à la norme, aux gens de peu plutôt qu’aux heureux du
monde, à ceux donc qui ne se paient pas de mots, il n’a aucun mal à jeter ses
personnages dans la lumière froide d’un regard behaviouriste et comme détaché.
Ces personnages justement, qu’Audiard
présente sans sympathie particulière (Ali ressemble comme un frère au Joseph du
récent Tyrannausor), portent en fait
sur leurs épaules un film dont l’intrigue suit un canevas assez lâche. Il y a
pour commencer ceux qu’il serre de près, Ali et Stéphanie, aussi éloignés l’un
de l’autre que deux planètes séparées par des années-lumière mais que
l’adversité va progressivement rapprocher
-- et l’un va infuser à l’autre
une partie de son énergie physique quand l’autre va l’amener en retour à
découvrir les sentiments que recèle sa carapace cabossée. Volonté du cinéaste
de réunir des individus que tout devrait séparer, de les amener à suivre une
sorte d’itinéraire initiatique tortueux et ponctué d’épreuves mais qui s’achève
sur une manière de rédemption. Il ne me paraît pas déplacé de parler ici (comme
dans De battre mon cœur s’est arrêté)
d’un long et douloureux cheminement vers une sorte de grâce -- et
je n’en veux pour preuve que le long et admirable plan fixe où Stéphanie,
debout sur ses jambes artificielles, semble revenir à la vie en retrouvant les
gestes qui l’autorisent à jouer avec une orque, sans peur ni rancune, à travers la paroi vitrée d’un gigantesque
aquarium. Ali devra attendre la quasi fin du film, avec la mort puis la
résurrection de son fils, pour lui aussi sortir de sa nuit et retrouver ce que
l’on pourrait appeler le chemin de la lumière.
Mais Audiard n’a pas pour autant
sacrifié les personnages secondaires qui teintent son propos d’une réalité
sociale dénuée de toute complaisance mais aussi de tout souci de démonstration
ou d’exemplarité. Cette société où des caissières de supermarché sont
licenciées pour avoir dérobé des produits périmés, où des patrons sans scrupule
emploient des nervis pour espionner leurs salariés, c’est bien la nôtre, celle
des fins de mois difficiles et du gâchis à échelle industrielle, du profit à
tout prix et de la surveillance permanente. On est là dans le même registre que
les agents immobiliers sans foi ni loi ou les mafieux impitoyables qui
peuplaient De battre mon cœur s’est
arrêté, mais, ici comme là, Audiard se garde bien de toute forme de
catéchisme politique. Chronique d’une époque sans illusion où triomphe un
darwinisme social qui exige de gagner sa vie quitte à y laisser la peau, sans
doute, mais comme en passant, et sans jamais insister. Là-dessus, il peut
compter sur deux comédiens admirables, Corinne Masiero (elle est Anna, la sœur
d’Ali) et Bouli Laners (en agent de sécurité à la moralité douteuse), qui
jouent leur partition avec un sens très fort du réalisme, voire du naturalisme,
tempéré par une sorte de pudeur et de retenue qui donnent encore davantage de
crédit et d’épaisseur à leur création.
Cette retenue, on la retrouve au
niveau de la mise en scène, toujours très cohérente et que le cinéaste adapte
aux situations physiques antagonistes de ses personnages -- à
la caméra portée à l’épaule qui serre au plus près Ali et en traque l’énergie
désordonnée s’opposent des plans fixes ou des mouvements d’appareil beaucoup
plus fluides, comme aquatiques parfois, pour suivre Stéphanie devenue infirme.
Ainsi Audiard maîtrise-t-il du début à la fin un récit où nulle scène
n’apparaît plus forte qu’une autre tant il sait maintenir de façon palpable un
état de haute tension qui jamais ne faiblit. C’est indiscutablement la marque
d’un grand cinéaste.
C’est amusant, le titre de Weil a été utilisé par plusieurs critiques (notamment chrétiens) l’année dernière pour parler du film Tree Of Life...
RépondreSupprimerhttps://www.google.fr/search?q=%22la+pesanteur+et+la+gr%C3%A2ce%22+%22tree+of+life%22
(Aucun rapport avec votre papier, au demeurant.)
Rien d'étonnant en fait puisque la grâce est un des thèmes majeurs du cinéma de Terrence Malick.
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