25 mai 2012

Enquête dans le Sud profond.

Réédition de Dans la chaleur de la nuit (In the Heat of the Night), de Norman Jewison (1967).

            Sorti aux Etats-Unis en 1967, où il connut un immense succès public et critique et rafla plusieurs Oscars (dont meilleur film, meilleur scénario et meilleur acteur pour Rod Steiger), Dans la chaleur de la nuit, dont on nous propose aujourd’hui une réédition, n’a jamais bénéficié d’une grande considération chez les connaisseurs français du cinéma américain. Il faut dire à leur décharge que la carrière de Norman Jewison (né en 1926), venu de la télévision canadienne mais qui a ensuite essentiellement travaillé à Hollywood, a sans doute connu plus de bas que de hauts, que ni la subtilité ni la légèreté ne font partie de ses qualités majeures et qu’enfin sa production a tourné court après 1979[1] et Justice pour tous (… And Justice for All, avec Al Pacino), s’achevant définitivement semble-t-il en 2003 avec Crime contre l’humanité (The Statement), incroyable coproduction anglo-franco-canadienne consacrée à Paul Touvier, rôle que Michael Caine jouait dans un ahurissant registre grand-guignolesque. Revu aujourd’hui et avec le recul, Dans la chaleur de la nuit apparaît comme un de ses films les plus intéressants, avec Le Kid de Cincinnati (The Cincinnati Kid, 1966, qui bénéficiait du face à face entre le jeune Steve McQuenn et le vieux Edward G. Robinson), F.I.S.T. (1978) et Justice pour tous  -- ce qui fait peu, j’en conviens. Mais dans tous ces cas, avec des sujets solides et bien charpentés, un peu lourds parfois, il révèle un savoir-faire d’habile artisan, assez roublard sur les bords.


            C’est d’ailleurs cette roublardise, une sorte de faux courage face à un sujet qui se voulait « engagé » sinon militant, qui lui a valu l’ire de nombre de spécialistes du cinéma américains, et parmi les meilleurs. « C’est un de ces films où l’originalité même est stéréotypée, l’audace prudente, le réalisme invraisemblable, où tout sonne faux et fabriqué », concluaient Tavernier et Coursodon en 1970  --  conclusion qu’ils n’ont pas modifiée vingt ans plus tard[2].
            Sans doute le film n’est-il pas un brûlot véhément ce qui, dans le contexte de la fin des années 60, pouvait passer pour un défaut rédhibitoire. C’était le temps du Black Panther Party et des luttes radicales, et Sidney Poitier passait alors pour un « oncle Tom », le bon noir soumis à une Amérique blanche dominatrice et paternaliste. Ainsi, vedette reconnue (Oscar d’interprétation en 1964 pour Le Lys des champs/Lillies of the Field, Ralph Nelson), incarnait-il dans ces années-là l’émancipation des Noirs dans un contexte réformiste plutôt que révolutionnaire. L’histoire, avec aujourd’hui le président que l’on sait à la Maison Blanche, ne lui a pas forcément donné tort.

            Il n’empêche que c’est à partir de ce parti-pris que se sont développés les reproches de roublardise et de faux courage. Jewison, il est vrai, choisit plutôt le confort et la sécurité, et sa démonstration apparaît encore aujourd’hui très lisse et sans doute bien trop parfaite  --  pour ne pas dire confortable. Que dire en effet de ce plus qu’irréprochable Virgil Tibbs, policier de Philadelphie suspecté de meurtre dans une petite ville du Mississipi où il se trouve par hasard entre deux trains et qui, rapidement innocenté, devra collaborer malgré lui avec la police locale et finira par résoudre l’affaire ? Criminologiste de haut niveau, courtois et bien élevé, élégant et financièrement à son aise, ne semble-t-il pas bien plus civilisé que tous les sudistes rustauds et volontiers lyncheurs qui le méprisent et ne rêvent que de lui faire la peau ? Il eut été plus fort et plus courageux, comme le fit cette même année 1967 William Styron avec son roman (jamais adapté au cinéma) Les Confessions de Nat Turner[3], de choisir des personnages moins exemplaires, qu’ils soient blancs ou noirs.

            Car le personnage du shérif blanc, qui partage tous les préjugés de sa communauté, évolue lui aussi de façon positive, jusqu’à partager une forme d’amitié avec son collègue noir. Mais pour convenue qu’elle apparaisse, cette transformation trouve ses racines au plus profond de la mythologie américaine où deux individus que tout sépare (un Blanc et un Indien à l’origine) deviennent de « bons compagnons dans les terres vierges et sauvages »[4] et finissent par s’unir pour agir ensemble. Ajoutons que dans le Sud profond de 1967, montrer un Noir, fut-il policier, gifler un notable blanc, ne devait pas manquer d’une certaine portée subversive.

            Aujourd’hui, tel quel et dans ses limites, filmé avec sobriété et bien interprété (le jeu très actors studio de Rod Steiger a certes quelque peu vieilli, mais on a plaisir à revoir Warren Oates, un des grands acteurs de second plan de cette époque), le film sait garder son cap et ne paraît mériter ni excès d’honneur ni indignité. Une bonne série noire, en somme, rien de plus mais rien de moins.


[1] Mais on dit du bien de Eclair de lune/Moonstruck, comédie que je n’ai pas vue (1987).
[2] Voir 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991, p.542.
[3] Traduit par Maurice-Edgar Coindreau, Gallimard, 1969.
[4] Voir encore ici l’essai de Leslie Fiedler, Le Retour du Peau-Rouge, Seuil, 1971. Ouvrage essentiel pour qui s'intéresse aux mythes fondateurs américains.

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