Cosmopolis,
de David Cronenberg (2012).
Les lecteurs du roman de Don DeLillo
un tant soit peu familiers avec l’univers de David Cronenberg ne s’étonneront
guère de voir celui-ci s’attaquer aujourd’hui à l’adaptation cinématographique
de celui-là. On sait que le cinéaste aime à se confronter à des romans réputés
difficilement adaptables, du Festin nu,
de William Burroughs au Crash de
James G. Ballard en passant par le Spider
de Patrick McGrath -- et Cosmopolis,
roman aussi étrange qu’inclassable mais constamment au bord du malaise et nimbé
d’une étrange lumière onirico-fantastique, ne pouvait que retenir son attention
et stimuler son imagination. Mélange de sexe et de mort dans un univers en
décomposition, déchaînement d’une violence dont l’exposition de corps malmenés
est la manifestation la plus tangible, omniprésence d’un monde virtuel où
informer revient à surveiller et qui impose son envahissante présence, analyse
enfin d’une psyché brisée dont les débris s’éparpillent sous le regard glacé
d’un créateur, écrivain ou cinéaste, qui donne à voir davantage qu’il ne juge
mais porte en lui la condamnation de son objet
-- autant de fils rouges dont
Cronenberg ne pouvait pas ne pas s’emparer.
Cronenberg, un cinéaste qui revient
de loin comme le savent tous ceux (j’en suis) qui ont vu Frissons (Shrivers/Parasite
Murders, 1975) au moment de sa sortie parisienne, au cœur de l’été 1976. Nul
n’aurait alors parié ne fût-ce que trois sous sur la carrière d’un réalisateur
débutant et, à ce titre, inconnu, proposant un de ces petits films d’horreur
comme le cinéma nord-américain en produisait à la chaîne dans ces années-là.
Insectes de feu, vers géants ou crocodiles mutants menaçaient alors de détruire
l’espèce humaine pour le plus grand plaisir d’aficionados jamais repus qui hantaient, spectres horribles, les
conventions et autres festivals de cinéma fantastique qui pullulaient à cette
époque-là.
Mais ce film-ci, comme l’écrivait un
critique[1],
était un peu plus intéressant que la moyenne par l’escalade dans l’horreur
qu’il proposait (« on en prend
pleine la gueule ! »), poussant très loin « une répulsion
littéralement physique » pour
aboutir à un spectacle « efficace à vomir ». Jugé « bâclé, mal foutu, laid à tous les
niveaux (prises de vue, couleurs, décors, interprétation) », le film était
ainsi rangé dans la catégorie des phénomènes sociologiques prêts à aller de
plus en plus loin « pour continuer à faire peur au cinéma ». Ce
n’était pas si mal vu dans le contexte de l’époque : la plupart des
cinéastes concernés par ces bandes fauchées et tournées à la va-vite ont sombré
dans l’oubli, et leurs films avec eux. Mais pas Cronenberg, qui avait indubitablement
quelque chose à dire et le disait certes avec une grande maladresse formelle,
et dont les œuvres futures, toujours aussi radicales mais de plus en plus
maîtrisées et abouties, allaient démontrer que ce cinéaste-là n’était pas un
feu de paille, témoignant rapidement d’une thématique exceptionnelle qu’on
n’aurait pas soupçonnée au départ. Frissons
puis Rage (Rabid, 1977), en dépit de leurs défauts bien réels mettaient en
place de façon embryonnaire (un qualificatif qui convient tout
particulièrement) ce que l’on n’appelait pas encore un univers d’auteur mais
qui le deviendra plus tard. Mutations organiques, pénétration des corps par des
éléments parasites, chairs corrompues, éviscérations, dérèglements sexuels,
médecins aux allures d’apprentis sorciers amateurs d’expériences
médicales : autant de manifestations bien visibles qui ne sont souvent que
l’expression, comme en miroir, d’une psyché dégradée. Avec Chromosome 3 d’ailleurs, dès 1979, il allait approfondir cette
correspondance entre perturbation mentale et dégradation (voire monstruosité)
physique -- correspondance qu’il n’a guère cessé
d’explorer, de nourrir et d’enrichir depuis lors. On y voyait une jeune femme
concrétiser sa démence en donnant naissance dans des conditions
particulièrement éprouvantes à des sortes d’enfants-gnomes monstrueux,
prolongements physiques des manifestations de son esprit troublé.
Revus aujourd’hui, aucun des premier
films de Cronenberg n’échappent à la codification d’un genre aux clichés
faciles et aux effets nauséabonds, d’une esthétique souvent hasardeuse, même si
tous, chacun à leur manière, posent les jalons de l’œuvre future, le cinéaste
repoussant les limites du malsain, du morbide et de l’écœurant dans un jeu de
fascination/répulsion qui place le spectateur, dans la position inconfortable
de témoin et de voyeur face à des situations résolument perturbantes -- et
en ce sens, Cronenberg est un cinéaste d’une rare cohérence.
Sans doute est-ce en 1988, avec Faux-semblants (Dead Ringers), que Cronenberg a franchi un pas décisif en direction
d’un cinéma, certes toujours d’une très grande radicalité, mais aux scénarios
désormais plus ambitieux et plus maîtrisés et surtout d’une conception visuelle
nettement plus élaborée et aboutie. C’est avec ce film que commence son
compagnonnage, jamais démenti jusqu’ici, avec le chef-opérateur britannique
Peter Suschitzky, et il ne fait guère de doute que son apport a été
déterminant. Tous les films qui suivront seront peu ou prou des réussites, même
si à titre personnel on peut ne pas être entièrement convaincu par Mr. Butterfly (1993) ou ressentir malaise
et dégoût (mais n’est-ce pas justement le signe de la grande réussite du
film ?) devant Crash (1996)[2].
Qu’il revienne sur son œuvre passée sous la forme d’un brillant inventaire (Existenz, dont il est aussi l’auteur du
scénario original) ou qu’il ouvre de nouvelles voies (souvent par le biais
d’adaptations littéraires qu’il fallait oser entreprendre) mais en sachant
garder le cap de son inspiration de toujours, force est de constater la
rectitude de son parcours professionnel et artistique.
Il est vrai qu’après l’admirable Spider (2002), avec un époustouflant
Ralph Fiennes, on a pu lui reprocher ici et là d’adopter un ton plus lisse,
notamment pour son précédent opus, A
Dangerous Method (2011), qui marquait pour certains, l’âge et la
consécration aidant, son entrée dans une forme d’académisme plus confortable. A
tort me semble-t-il : certes Christopher Hampton, à l’origine de A Dangerous Method, est-il un auteur
moins « dérangeant » que Burroughs, Ballard, McGrath ou même John
Wagner et Vince Locke, les auteurs du roman graphique A History of Violence, mais si les lignes ont quelque peu bougé (un auteur n’est pas condamné à se
répéter à l’infini), les préoccupations du cinéaste et sa vision du monde
demeurent les mêmes.
Alors aujourd’hui, où situer Cosmopolis dans cette brillante
galaxie ? Non loin des sommets d’un côté, et de l’autre un peu à l’écart,
dans les marges décevantes de son œuvre, si l’on veut bien me permettre cette
appréciation paradoxale. En somme, pour reprendre la célèbre formule de
François Truffaut, un « grand film malade », un chef-d’œuvre inabouti
victime peut-être du manque de lucidité (ou de la trop grande confiance en lui)
de son auteur.
Difficile en effet d’imaginer une vision
du monde plus cronenbergienne que cette description d’un univers dans un état
d’agression permanente, au bord de la décomposition, menacé par d’étranges
invasions, virtuelles ou non, où le monde se réduit à un cocon peuplé d’écrans
et d’images (des meurtres en direct aux tableaux boursiers en passant par des
échographies médicales), où les corps sont pénétrés, fouillés, maltraités,
brûlés. Cette fois encore, le cinéaste s’attache à la description chronique
d’une forme de monstruosité. A travers la lente et absurde odyssée d’un richissime
trader qui décide de parcourir une ville en ébullition (ce pourrait être
New-York mais rien n’est précisé) pour aller se faire couper les cheveux par le
coiffeur de son enfance, c’est bien sûr une brillante métaphore autour des
dérives du capitalisme financier en particulier et de notre monde contemporain
en général que le cinéaste entend filer. Bien à l’abri dans sa somptueuse limousine
blindée et insonorisée, Eric Packer (Robert Pattinson), golden boy de vingt-huit ans, multimilliardaire désabusé, opère un itinéraire régressif et
suicidaire vers le quartier mal famé où il a passé ses années de jeunesse. A la
fois bulle protectrice et poche placentaire, la limousine devient un personnage
comme les autres, qui se déplace en milieu hostile avec toute la souplesse
furtive d’une sorte de grand prédateur marin. Il y a d’ailleurs quelque chose
d’étrangement aquatique dans la vision que Cronenberg donne d’un monde où les
bruits sont comme assourdis et les paroles quasiment murmurées. Peu de cris
mais beaucoup de chuchotements dans ce monde qui s’écroule, où Eric rencontre
diverses connaissances dans une récapitulation expresse de son existence
(l’épouse dont il est séparé, une maîtresse, des collaborateurs, des agents de
protection, son médecin, d’autres encore) tandis que tout s’effondre autour de lui dans un étrange
silence indifférent et que des manifestants annoncent un avenir chaotique en
brandissant des rats -- réels ou virtuels. Lui-même, à l’unisson de
ce qui le cerne, se désagrège progressivement : ainsi, comme sa limousine
de plus en plus souillée et déglinguée glisse des beaux quartiers vers une
périphérie trash et inquiétante,
perd-il sa cravate, puis sa veste, puis sa belle coupe de cheveux qui devient
asymétrique à la fin du film. L’asymétrie et le déséquilibre absolu qui
l’accompagne, voilà bien la clef de l’univers en déliquescence d’Eric
Packer -- de ses propres entrailles (« Vous avez
une prostate asymétrique », lui dit le médecin) à l’univers apparemment
bien ordonné du capitalisme qu’il incarne. Ce monde qu’il croit parfaitement
maîtriser lui échappe -- corps physiologique (hygiène de vie et
check-up quotidien) ou corps social, c’est tout un. Ainsi achève-t-il son
itinéraire initiatique à rebours dans une sorte de cloaque où paraissent s’être
entassés tous les déchets du monde. Là vit un certain Benno (Paul Giamatti),
sans doute un de ses anciens collaborateurs rejeté par le système ou qui n’a
pas pu le supporter plus longtemps. Lui aussi affligé d’une prostate
asymétrique, il est en quelque sorte le double d’Eric, son jumeau -- et
comme les jumeaux de Faux-semblants,
c’est dans la fange et les détritus que ces deux visages d’une même entité
monstrueuse vont mourir dans un grand élan régressif (« Je redoute terriblement que mon
organe sexuel se renfonce dans mon corps, dit Benno. Qu’il se recroqueville
dans mon abdomen »).
On voit la complexité et la richesse du
propos, qu’une première et unique vision du film ne saurait épuiser. La
jubilation et l’excitation que l’on ressent alors sont d’autant plus fortes que
Cronenberg nous régale d’une mise en scène à huis-clos et claustrophobe, comme
il les affectionne, avec une utilisation particulièrement remarquable de grands
angles et de mouvements d’appareil « huilés » (comme on dit d’une mer
qu’elle est d’huile -- toujours la métaphore aquatique).
Mais c’est peut-être là qu’il faut
trouver la faiblesse du film et le talon d’Achille du cinéaste. Sûr, trop sûr de
sa maîtrise visuelle, fasciné par un roman qu’on dirait avoir été écrit pour
lui, Cronenberg a négligé de donner à son scénario et, plus encore, à ses
dialogues (repris tels quels du livre : « Les premiers jours, j’ai
transcrit les dialogues, directement dans un format scénario. Les jours
suivants, j’ai ajouté les détails de l’action. Et c’est tout.[3] »)
une dimension proprement cinématographique
-- il s’agit d’ailleurs plutôt de
monologues juxtaposés que de dialogues. « J’ai fait Cosmopolis pour le dialogue, a-t-il dit dans un autre entretien[4].
Les personnages disent des choses essentielles, magnifiques, excitantes. J’ai
pris un risque car ce n’est pas comme ça qu’on parle au cinéma (…). Même si
l’on ne comprend pas tout, il se passe entre les personnages des choses qu’il
est excitant de suivre. C’est une approche hollywoodienne et commerciale de
penser qu’on doit tout le temps tout comprendre. » Peut-être. Mais
peut-être aussi Cronenberg aurait-il dû se souvenir de la querelle qui opposa
jadis Francis Scott Fitzgerald à Joseph Mankiewicz (alors producteur) à propos
des dialogues de Trois camarades (Three Comrades, Frank Borzage, 1938).
Celui-ci expliqua à celui-là dans un échange épistolaire aigre-doux que les
dialogues de cinéma étaient nécessairement différents des dialogues de roman,
et il se permit de les réécrire. Impossible de ne pas faire sienne cette leçon
de cinéma ici ou là dans Cosmopolis,
et surtout dans la longue dernière séquence (une bonne vingtaine de minutes),
une séquence à la Mankiewicz précisément (on pense à Sleuth/Le Limier, 1972), mais que gâche un dialogue verbeux et qui,
partant, devient vite interminable.
Reste donc un grand film malade d’un
cinéaste indiscutablement majeur -- ce qui n’est déjà pas si mal. Mais on aurait
plutôt aimé découvrir un grand film tout court.
[1]
Guy Braucourt, Ecran 76, n°50,
septembre 1976.
[2]
Malaise et dégoût que provoque également le roman de J.G. Ballard. Alors…
[3]
Propos recueillis par Isabelle Régnier et publiés dans le supplément consacré
au festival de Cannes par le journal Le
Monde, 17 mai 2012.
[4]
Propos recueillis par Frédéric Strauss, Télérama, n°
3253 du 19 mai 2012.
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