Sandra
(Vague stelle dell’Orsa), de Luchino
Visconti (1965).
Ces jours-ci, le Champo, haut lieu
de la cinéphilie parisienne, fait salles combles avec la sortie des Jours comptés, d’Elio Petri, dont j’ai
déjà parlé ici, et la reprise de Sandra,
de Luchino Visconti. C’est tant mieux pour le cinéma en général, pour le cinéma
italien en particulier, depuis bien trop longtemps dans un état semi-comateux,
et pour Petri et Visconti, deux cinéastes importants à des titres divers, même
si l’œuvre du second me paraît infiniment mieux vieillir que celle du
premier -- et, pour Sandra,
en dépit d’une copie assez moyenne, bien que neuve[1].
Réalisé en moins de deux mois, entre
la fin de l’été et le début de l’automne de 1964, Sandra s’inscrit dans la carrière de Visconti immédiatement après
la réalisation du Guépard dont la
préparation, le tournage et le montage l’avaient occupé presque deux ans, du
milieu de l’année 1961 au début de 1963. C’est un film qui s’oppose au
précédent sur bien des plans : un budget limité, un tournage rapide, une
unité de lieu, des personnages en nombre restreint, une intrigue intime, comme
feutrée, du noir et blanc au lieu d’une palette colorée et éblouissante ;
mais qui en même temps le prolonge en reprenant des préoccupations qui ne
quitteront plus guère le cinéaste, sinon le temps de L’Etranger (1967), son seul grand échec, un film qu’il désavouera
d’ailleurs par la suite, conscient de n’avoir pas su apporter au livre la
correspondance cinématographique qu’il exigeait.
C’est en fait au départ autour de la
personnalité de Claudia Cardinale que Visconti et ses scénaristes, Suso Cecchi
d’Amico et Enrico Medioli, amis proches autant que collaborateurs fidèles, ont
imaginé un scénario mettant en scène une sorte de moderne Electre et proposant
une version contemporaine de la pièce de Sophocle. Ainsi, après un rapide
prologue décrivant la vie mondaine que mène Sandra (Claudia cardinale) à Genève
avec son mari américain, Andrew (Michael Craig), le film s’ouvre-t-il sur son
retour à Volterra, en Toscane, pour faire don du grand jardin familial à la
municipalité qui le transformera en un parc public baptisé du nom de son père,
un scientifique juif déporté et assassiné à Auschwitz pendant la Seconde Guerre
mondiale.
Il y a dans ce jardin magique et
comme hanté, mais aussi dans le destin d’une famille juive de l’Italie du nord,
dans l’évocation d’un amour de jeunesse et d’un inceste entre un frère et une
sœur, des traces plus qu’évidentes du roman de Giorgio Bassani Les Jardins des Finzi-Contini [2](1962),
qui s’ouvre au surplus sur la visite d’une nécropole étrusque --
roman que Visconti connaissait (mais dont les droits cinématographiques
avaient déjà été acquis) et qu’il appréciait d’autant plus que Bassani avait
travaillé avec lui en diverses occasions (les scénarios d’Ossessione ,1942, et de Senso,
1954) et qu’on lui devait l’édition, en 1958, du Guépard, le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.
A Volterra, berceau de la
civilisation étrusque mais aussi nécropole et lieu où différentes couches de
l’Histoire italienne se sont sédimentées mais menacent ruine et semblent
s’effondrer sous les assauts du temps, Sandra retrouve dans le sombre palazzo familial, qui n’est pas sans
évoquer le dédale des palais du Guépard,
les ombres de son passé -- son frère Gianni (Jean Sorel), sa mère (Marie
Bell), ancienne pianiste virtuose internée dans une maison de santé, l’avocat
Gilardini (Renzo Ricci), amant puis second mari de sa mère, et Pietro (Fred Williams),
un premier amour.
Mais ce passé qui ne veut pas passer
et qui hante la vieille Europe décadente (et que refuse le mari américain de
Sandra : « Le passé ne devrait pas exister », dit-il en une
phrase non-viscontinienne s’il en est), ce passé se dessine de façon tout à la
fois nette et floue. Nette, avec les cicatrices encore fraîches et bien
visibles du fascisme, de la guerre et de la Shoah ; floue aussi, avec la possible dénonciation du
père par la mère et son amant, mais, comme l’a dit Visconti, « on ne dit
pas (…) qui sont les vrais coupables
et les vrais victimes. (…)
L’ambigüité est le véritable aspect de tous les personnages, à l’exception
d’Andrew, le mari de Sandra. »[3]
C’est donc bien en vain que la
nouvelle Electre se lancera dans une recherche de la vérité qui tournera
rapidement court. Car le vrai sujet n’est pas là et Visconti ne s’intéresse
guère à ce que l’on pourrait appeler un suspense tragique : qu’importe
après tout dans cette histoire que la mère et son amant soient coupables ou non,
et quant aux rapports incestueux qu’ont entretenus jadis Sandra et son frère,
on les devine très vite tant le cinéaste paraît peu soucieux d’entretenir le
mystère. Sandra met assurément en
scène un règlement de compte familial mais, comme toujours chez Visconti, c’est
moins aux causes qu’aux conséquences qu’il s’intéresse. Ce qui le fascine ici,
ce qui le fascinait déjà dans Le Guépard
et le fascinera jusqu’à sa mort en 1976, c’est le drame de la disparition d’un
monde ancien et d’une classe sociale (la sienne, l’aristocratie, avec laquelle
il entretenait des relations d’amour et de haine mêlés, lui, Luchino Visconti
comte di Modrone), dévoré par le passage du Temps, que seule la création
artistique peut ressusciter et dont la désagrégation familiale sera pour lui
l’exacte et permanente métaphore. Il est à cet égard particulièrement
symptomatique que deux de ses grands projets jamais aboutis aient été des
adaptations des Buddenbrock et d’A la recherche du temps perdu, et il ne
fait guère de doute que l’influence de Mann et de Proust colore toute l’œuvre
du cinéaste.
Le vieux palais presque à l’abandon,
le jardin qui va devenir propriété municipale et parc public, la folie de la
mère et l’inceste du frère et de la sœur
-- autant de signes de cette désagrégation
en marche que ne comprend pas Andrew, l’Américain sans histoire (dans les deux
sens du terme), étranger à ce monde en décomposition. La figure de la mère,
souvent périphérique chez Visconti (voir celle qu’incarne fugitivement Claudia
Cardinale dans Violence et passion/Gruppo
di famigla in un interno, 1974) mais en fait absolument fondamentale,
apparaît ici comme gardienne d’un passé théâtralisé et comme porteuse de
destruction et de mort. Clytemnestre peut-être moins coupable qu’on le pense
(après tout elle punit Agamemnon de sa démesure et se venge du sacrifice de sa
fille, Iphigénie), elle glissera dans la noirceur maléfique d’une lady Macbeth
égarée au cœur du nazisme dans Les Damnés
(La Caduta degli dei, 1969) --
égarée et aussi, chute ultime, incestueuse.
Cette grandeur tragique que Visconti
a presque toujours su donner à son œuvre, on la retrouve ici dans cette
dimension théâtrale et pour ainsi dire opératique
dont le cinéaste, pour le meilleur, n’a jamais voulu (ou su) se détacher.
Certes, plutôt que dans les larges mouvements symphoniques de Bruckner (Senso) ou de Mahler (Mort à Venise/Morte a Venizia, 1971), le
film se situe, comme Violence et passion,
dans le registre d’une musique de chambre plus intime (le triptyque pour piano Prélude, choral et fugue de César
Franck) dont le caractère nostalgique sied admirablement à un récit dont
Visconti compense l’apparente retenue par l’ampleur de sa mise en scène et la
précision du jeu des acteurs quand chaque expression, chaque geste, chaque
position est l’objet de l’exigence la plus absolue -- jeu
qu’il pousse au point extrême de l’emphase et de la théâtralité avec le
personnage de la mère qu’il a confié à Marie Bell, archétype de la tragédienne
classique et qui aurait incarné la Berma dans l’adaptation de Proust qu’il
espéra longtemps mener à bien[4].
A sa sortie en 1965, en dépit du
Lion d’or qu’il remporta à la Mostra de Venise (ou peut-être à cause de…), le
film fut violemment attaqué, notamment par les jeunes cinéastes du nouveau
cinéma italien qui se voulaient politiquement très engagés pour ne pas dire
révolutionnaires[5],
Marco Bellochio en tête, qui reprochèrent à Visconti d’entretenir une fascination dénuée de toute distance
critique pour ses origines sociales dans un propos jugé
« rétrograde ». « C’est vraiment un phénomène de sénilité, ajoutait
Bellochio[6].
Son origine, qu’il avait réussi à dominer et, d’une certaine manière à
critiquer dans ses années de plus grand effort créateur, a repris possession de
lui et il n’arrive plus à s’en détacher ni même, d’une façon ou d’une autre, à
la reconnaître. »
Les querelles des anciens et des modernes,
où il fallait à toute force tuer le père, ont depuis lors fait long feu et,
splendidement écrit et filmé, Sandra
nous rappelle fort opportunément aujourd’hui que Visconti s’impose plus que
jamais comme l’un des auteurs majeurs du cinéma italien du siècle passé.
[1]
Rien à voir avec celle, restaurée et numérique, en tous points admirables, des Jours comptés.
[2]
Les Jardins des Finzi-Contini,
admirable roman, et les autres œuvres de Bassani (romans et nouvelles) sont
regroupés dans Le Roman de Ferrare,
collection Quarto, Gallimard, 2006.
[3] Cité par
Laurence Schifano, in Visconti, les feux
de la passion, Librairie Académique Perrin, 1987, réédition collection
« Champs Contre-Champs », Flammarion, 1989, p.381.
[4]
Et dont le scénario, écrit avec Suso Cecchi d’Amico, a été publié en 1984 aux
éditions Persona.
[5]
En illustrant eux aussi des situations incestueuses, mais sous une forme de
cinéma radicalement différente et dans une perspective subversive
vigoureusement revendiquée, Bernardo Bertolucci avec Prima della rivoluzione (1964) et Bellochio avec Les Poings dans les poches (I Pugni in tasca, 1965).
[6]
Cité par Giuseppe Ferrara, in Luchino Visconti,
collection « Cinéma d’Aujourd’hui », 1970, p.84.
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