Margin Call, de J.C. Chandor (2011).
Etonnant itinéraire que celui de ce fils de pub qui démarre
aujourd’hui sa carrière sur les chapeaux de roue avec un premier film aussi
retentissant au niveau du sujet que mesuré en termes de mise en scène et qui stigmatise avec véhémence les mœurs des
milieux de la finance en revenant sur les prémisses de la crise économique de
2008. Ce faisant, J.C. Chandor donne à voir tout à la fois la face sombre et la
face claire du système américain : face sombre que cet univers impitoyable
où tous les coups sont permis et où l’on vous licencie avec brutalité, et c’est
alors toute une existence qui bascule en un instant dans le cauchemar ;
mais face claire aussi, qui permet à un film pas précisément marginal de
dénoncer ledit système avec virulence, en s’appuyant au surplus sur une belle
brochette d’acteurs haut de gamme comme témoins à charge.
Très sagement mais avec une maîtrise
certaine, et au risque de tomber dans le théâtre filmé (ce qu’il évite fort
habilement), Chandor a choisi de structurer son film avec toute la rigueur
d’une tragédie qui respecterait la règle des trois unités. Lieu resserré sinon
unique (quelques bureaux), nombre de personnages limité (huit) mais tous bien
dessinés, temps soigneusement balisé (une nuit avec un prologue le jour
précédent et un épilogue le jour suivant). Rigueur aussi dans le déroulement
d’une intrigue à la fois très complexe (difficile de s’y retrouver dans
l’imbroglio des montages financiers) et très simple : comment sauver sa
peau en se débarrassant de produits toxiques, quitte à provoquer une crise
mondiale. Sans oublier que, même dans ce contexte éminemment dramatique, il y a
encore de l’argent à gagner, comme le dit le grand patron de la banque (Jeremy
Irons).
L’argent, voilà lâché le grand mot,
le maître mot, sinon le gros mot. Bien plus que les hommes, c’est lui qui est
au centre du film et du monde (le nôtre) qu’il décrit. Omniprésent mais
invisible. Car que voit-on en effet du début à la fin : des écrans
d’ordinateur et des téléphones, une poignée d’individus en costumes et cravates
qui assaisonnent leurs discours de périphrases sibyllines --
ainsi parle-t-on de «partition musicale» quand il s’agit en fait d’organiser
(ou de désorganiser, c’est selon) l’économie mondiale. Mais d’argent, de bonnes
espèces sonnantes et trébuchantes, point. «Ce n’est rien, l’argent, dit encore le
grand patron. C’est virtuel.» Le monde est devenu un grand casino où l’argent a
perdu sens et valeur et que toute éthique paraît avoir déserté. Tout se réduit
à un jeu que pratique une poignée de soi-disant experts indifférents au sort
commun. Dans une scène étonnante, deux de ces rois et reines du monde (Demi
Moore et Simon Baker) discutent de la situation dans un ascenseur, séparés par
une femme de ménage avec son chariot, apparemment étrangère à une conversation
qui lui échappe et qui pourtant la concerne. Il y a dans ce plan-séquence aussi
simple qu’éloquent plus de force que dans bien des tracts politiques : on
y voit à l’œuvre en raccourci cette sorte de théorie des dominos qui veut
qu’une décision pour ainsi dire virtuelle prise dans un bureau de Wall Street
ou de la City entraîne les pires conséquences dans ce que l’on appelle l’économie
réelle. Si vous ne vous occupez pas d’économie, l’économie s’occupe de vous,
pourrait-on dire en paraphrasant une formule célèbre.
Une autre scène, elle aussi très
simple et très simplement filmée (mais, par effet de contraste, cette
simplicité en décuple la force), illustre la profonde dualité entre capitalisme
financier et économie réelle quand Eric Dale (Stanley Tucci), financier
fraîchement licencié, explique de façon
pittoresque qu’après avoir suivi une formation d’ingénieur il a construit un
pont dont l’existence a eu des effets positifs sur la vie quotidienne de
plusieurs millions de ses concitoyens. Mais
pour lui, comme pour Peter Sullivan (Zachary Quinto), le jeune et brillant
trader spécialiste en aéronautique, la tentation de l’argent facile a été la
plus forte -- même s’il paie aujourd’hui l’addition au prix
fort.
Car si l’hydre de la finance met le
monde à genoux, elle n’épargne pas pour autant ses propres enfants et sait les
sacrifier quand il le faut. Chandor ouvre son film sur un de ces licenciements
express où un salarié perd tout en quelques minutes et dont Jason Reitman nous
a dévoilé le fonctionnement dans In the
air (Up in the Air, 2009) puis
John Wells les conséquences dans Company
Men (2011). Univers cynique où l’homme est un loup pour l’homme et mène la
guerre de tous contre tous avec l’argent pour seul maître. Mais un argent
réduit à sa seule valeur marchande et qui file entre les doigts aussi
rapidement qu’il a été gagné : Will Emerson (Paul Bettany), arriviste de
la finance, encore jeune et déjà usé, a beau gagner plus de deux millions de
dollars par an, il ne lui reste pas grand-chose à l’arrivée, et même les plus
vieux, ceux qui ont connu d’autres méthodes sans doute moins brutales, ne
résistent pas à l’appât du gain et de l’argent facile. Eric Dale ou encore Sam
Rogers (Kevin Spacey), plus de trente ans de maison pourtant, ont beau
désapprouver toutes ces tortueuses manœuvres, l’argent les pousse à laisser de
côté conscience et intégrité et à accepter les règles du chacun pour soi dans
un jeu pervers où il y a quelques gagnants (ceux qui s’enrichissent toujours
plus) et beaucoup de perdants (tous ceux qui restent sur le bord du chemin).
Chandor plonge son film dans une
lumière froide et glacée (glaçante aussi) où s’affrontent une poignée de
maîtres du monde autoproclamés comme autant de fauves dans la jungle --
jungle métaphorique certes, mais assurément déshumanisée où seule la
mort d’un animal familier laisse sourdre quelques bribes d’affectivité. Le film
peut alors s’achever au plus sombre de la nuit quand un Sam Rogers fatigué et
vieillissant creuse une tombe pour enterrer sa chienne, et au cœur de ce monde
aux ténèbres devenues impénétrables et désespérées, il pourrait dire comme le
Kurtz de Conrad «en une exclamation qui n’était qu’un souffle : --
L’horreur ! L’horreur !»[1]
[1] Joseph
Conrad, Au Cœur des ténèbres,
traduction de Jean Deubergue, in Œuvres,
Tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p.139.
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