Les
Jours comptés (I
Giorni contati), d’Elio Petri (1962).
Il aura fallu exactement cinquante
ans pour que Les Jours comptés,
deuxième réalisation d’Elio Petri, arrive jusqu’à nous. On connaît surtout
Petri pour deux films qui eurent leur heure de gloire au tout début des années
70, Enquête sur un citoyen au-dessus de
tout soupçon (Indagine su un
cittadino al di sopra di ogni sospetto, 1970) et La Classe ouvrière va au paradis (La Classe operaia va in paradiso, 1971, Palme d’or à Cannes en
1972). Interprétés par un Gian Maria Volontè tonitruant et réalisé dans un
style plutôt insistant et ne reculant jamais devant les effets les plus
voyants, ils illustraient l’un et l’autre ce cinéma fortement politisé qui, sans
mauvais jeu de mot, explosa dans l’Italie des années 70. Petri, lui-même très
engagé à gauche, mena une ultime charge en 1977
contre la démocratie-chrétienne et Aldo Moro (c’était avant son enlèvement et
son assassinat) avec Todo Modo,
adaptation d’un roman de Leonardo Sciascia, également interprété par un Volontè
ultra-cabotin. Puis sa carrière tourna court jusqu’à sa mort prématurée des
suites d’un cancer en 1982, à cinquante-trois ans --
l’âge exact de son personnage des Jours
comptés.
Alors que la plupart des films de
Petri abordent la réalité italienne sous une forme métaphorique plus ou moins
marquée, ce film-ci se rattache encore de façon très nette (nous sommes en
1962) au courant néo-réaliste, c'est-à-dire dans le sillage d’un cinéma en prise directe
avec la réalité sociale de l’Italie de l’après-guerre et, plus généralement, du
monde. L’histoire que le cinéaste imagine ici pourrait aussi bien se dérouler
n’importe où même si chaque personnage, chaque péripétie, chaque scène
témoignent d’une «italianité» de tous les instants. Quoi de plus universel en
effet que cette réflexion sur le travail et le fait de perdre sa vie à la
gagner jusqu’à ce que mort s’en suive ? Quoi de plus intemporel que ces
interrogations sur le sens de son existence que l’on est amené à nourrir une
fois passé un certain âge ? Quoi de plus contemporain aussi que la remise
en cause du travail comme souffrance et expression d’une profonde
aliénation ?
Pour toutes ces raisons, la crise
que traverse Cesare (l’excellent, et trop peu connu en France, Salvo Randone),
plombier de cinquante-trois ans qui décide de cesser de travailler le jour où,
dans un tram, il est témoin de la mort subite d’un homme de son âge, ne peut
que nous toucher aujourd’hui encore. Profiter de la vie et ne plus être soumis
à un travail quand les jours commencent à vous être comptés, quand le temps qui
passe importe moins que le temps qui reste, quoi de plus naturel ? Mais
Cesare va vite découvrir que cette situation toute nouvelle pour lui débouche non seulement sur
des difficultés financières une fois ses modeste économies envolées mais
surtout sur une sorte de vide absolu qu’il n’imaginait sans doute pas. Vide de
son existence affective d’abord : veuf ou divorcé, on ne sait trop, il
cherche vainement à renouer avec une de ses anciennes connaissances, souffre de
l’indifférence de son fils et connaît un fiasco avec une prostituée alors même
qu’il s’aperçoit que la très jeune fille de sa logeuse sort avec des hommes
aussi vieux que lui ; vide de son existence sociale ensuite : des
terrains vagues et des bidonvilles de la périphérie de Rome à la plage d’Ostia
(autant de lieux familiers au cinéma italien de ces années-là), il traîne avec
quelques copains de son âge en vieux vitelloni[1]
pitoyables et découvre le mépris de classe quand, lors d’une visite à la Villa
Borghese, un professeur d’histoire de l’art ne s’intéresse à lui que pour
l’amener à réparer un lavabo dans l’atelier d’un de ses amis peintres. C’est d’ailleurs
en voyant l’artiste produire, pour sans doute beaucoup d’argent, des figures
géométriques semblables aux passages pour piétons qu’un de ses amis peint sur l’asphalte
des rues pour un salaire de misère qu’il apprend le vrai sens de sa vie
laborieuse -- «Les toilettes, c’est tout au fond», lui dit
le peintre en l’accueillant.
Le désœuvrement et le manque
d’argent l’amènent à s’égarer dans les marges de la société, riches de combines
et d’expédients mais où absence de
travail ne signifie nullement absence de rapport d’exploitation. Aussi
choisit-il de reprendre sa boîte à outils puisque le travail donne apparemment
un sens à sa vie -- mais un sens, semble dire Petri, qui mène à
une impasse, Cesare s’effondrant à son tour sur un siège de tram à la toute fin
du film. On pourra sans doute reprocher au cinéaste le caractère prévisible de
sa conclusion mais pas la pertinence de sa démonstration qui, cinquante ans
après, trouve encore un écho certain dans nos sociétés contemporaines.
Là où le bât blesse cependant,
limitant singulièrement notre adhésion, c’est sur le plan purement
cinématographique, et si le scénario, volontiers répétitif et parfois mal
construit, n’évite pas toujours les longueurs, c’est assurément la mise en
scène qui a le plus mal vieilli,
diminuant du même coup l’efficacité du film. Confondant comme (presque)
toujours modernité et agitation, Petri multiplie mouvements d’appareil
désordonnés et cadrages inattendus dans une sorte de frénésie confuse et
chaotique alors qu’une plus grande rigueur aurait à coup sûr renforcé
l’intérêt, indiscutable et bien réel, du propos. Mais s’il est vrai que la
classe ouvrière va parfois au paradis, il arrive aussi que de bonnes intentions
politiques pavent l’enfer d’un formalisme regrettable.
[1]
Le mot vitelloni (qui signifie «gros
veaux») désignait des jeunes gens désœuvrés et passant leur temps dans des
bistrots. C’est le titre, français et italien, d’un film de Fellini de 1953 (I Vitelloni/Les Vitelloni).
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