Tyrannosaur,
de Paddy Considine (2011).
Curieux objet que ce film rien moins
qu’aimable mais d’une force peu commune. Courageux aussi tant il prend le
spectateur à rebrousse-poil tant par l’absolue noirceur du récit que par son
refus ostensible de toute récupération sociale ou politique. Impossible ici de
s’identifier à des personnages que Paddy Considine, dont c’est le premier film
étonnant de maîtrise, cherche à comprendre mais sans doute pas à faire aimer.
On ne manquera évidemment pas d’évoquer au passage le cinéma de Ken Loach alors
que c’est plutôt du côté du Harry Brown
de Daniel Barber (fugitivement sorti début 2011) qu’il faut, si l’on y tient,
aller chercher une parenté.
Antipathique, sans doute l’est-il d’entrée
de jeu et furieusement ce Joseph, remarquablement interprété (habité pourrait-on
dire) par Peter Mullan, chômeur écossais (le film semble se situer à Glasgow
même si rien n’est vraiment précisé) cabossé par la vie, mal remis de la mort
de sa femme qu’il a peut-être maltraitée et assurément mal aimée, qui se
déteste lui-même autant qu’il déteste les autres, à l’exception de son chien
qu’il tue cependant pour passer ses nerfs et d’un petit voisin, lui aussi
triste laissé pour compte. Ne dit-il pas de lui-même qu’il n’est pas quelqu’un
de bien ? Et d’ailleurs, muré dans une solitude teintée de fierté
désespérée, il ne mendie aucune sollicitude.
Il faut toute l’empathie et la foi
d’une femme ni très belle ni très jeune, Hannah (Olivia Colman, une
révélation), pour s’intéresser à un personnage aussi pitoyable que détestable.
Rencontrée par hasard, venant d’un milieu social plus favorisé (elle habite un
quartier plutôt privilégié et tient
bénévolement une sorte de boutique de commerce caritatif), elle est aussi une
éclopée de la vie, injuriée, battue et violée par un mari jaloux mais très
lisse en apparence.
Sans doute Considine donne-t-il une
image peu glorieuse d’un monde où l’on massacre l’innocence, mais il choisit de
compliquer son approche plutôt que de la simplifier, de la réduire à des
schémas ou à des stéréotypes, en refusant toute approche univoque. On détruit
ce que l’on aime mais ce que l’aime peut aussi détruire. Ainsi le petit voisin
sera-t-il défiguré par le chien de son beau-père, une sorte de skin à demi
débile, mais le chien lui-même n’est jamais que le reflet de l’agressivité de
son maître. Joseph tuera l’animal à coups de batte de cricket tout en
s’interrogeant sur son geste : «J’ai tué deux chiens et pourtant je les
aime». Dans ce long voyage au bout de la nuit et de la haine de soi, Joseph
trouvera peut-être les premières traces d’un reste d’humanité déchue -- une
humanité née de l’épreuve et de la douleur et qu’on peut partager.
Avec Hannah, par exemple, que Joseph
rejette d’abord avec hauteur et mépris mais qui, elle, connaîtra un itinéraire
inverse. A la rugosité de Joseph, à sa révolte brouillonne, elle oppose une
sorte de foi sereine qui se révèle n’être qu’un malheureux cache-misère
derrière lequel se dissimulent les sévisses qu’elle doit endurer et l’alcool qui
lui permet de les oublier. Hannah et Joseph cheminent maladroitement non pas
côte à côte mais dans des sens opposés, l’un cherchant à sortir la tête de
l’eau quand l’autre s’y enfonce irrémédiablement en allant jusqu’au meurtre. Il
faudra du temps à Joseph pour accepter ou, à tout le moins, comprendre le geste libérateur d’Hannah une
fois qu’elle a tué celui qui la tourmentait. L’épilogue laisse enfin et malgré
tout espérer une rencontre apaisée et un partage quand Joseph rend visite à
Hannah dans sa prison.
On pourrait craindre que tant de
noirceur mène à un misérabilisme facile ou à un voyeurisme complaisant --
voire à un mépris absolu et définitif pour une humanité en déroute. Mais
il n’en est rien et Considine, refusant toute espèce de jugement, filme ses
personnages à la bonne distance, ni trop près ni trop loin, dans un récit
constamment tendu et toujours sur le fil du rasoir. Il ne brandit aucun drapeau
(ce qui le sépare de Ken Loach), ne revendique aucune analyse idéologique,
préférant capter avec un naturel quasiment documentaire, mais en fait
infiniment réfléchi et travaillé, des éclats de vies brisées. C’est en retenant
son souffle et le cœur serré que l’on suit de bout en bout cet impressionnant
coup d’essai.
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