28 avril 2012

Tant de noirceur.


Tyrannosaur, de Paddy Considine (2011).

            Curieux objet que ce film rien moins qu’aimable mais d’une force peu commune. Courageux aussi tant il prend le spectateur à rebrousse-poil tant par l’absolue noirceur du récit que par son refus ostensible de toute récupération sociale ou politique. Impossible ici de s’identifier à des personnages que Paddy Considine, dont c’est le premier film étonnant de maîtrise, cherche à comprendre mais sans doute pas à faire aimer. On ne manquera évidemment pas d’évoquer au passage le cinéma de Ken Loach alors que c’est plutôt du côté du Harry Brown de Daniel Barber (fugitivement sorti début 2011) qu’il faut, si l’on y tient, aller chercher une parenté.


            Antipathique, sans doute l’est-il d’entrée de jeu et furieusement ce Joseph, remarquablement interprété (habité pourrait-on dire) par Peter Mullan, chômeur écossais (le film semble se situer à Glasgow même si rien n’est vraiment précisé) cabossé par la vie, mal remis de la mort de sa femme qu’il a peut-être maltraitée et assurément mal aimée, qui se déteste lui-même autant qu’il déteste les autres, à l’exception de son chien qu’il tue cependant pour passer ses nerfs et d’un petit voisin, lui aussi triste laissé pour compte. Ne dit-il pas de lui-même qu’il n’est pas quelqu’un de bien ? Et d’ailleurs, muré dans une solitude teintée de fierté désespérée, il ne mendie aucune sollicitude.

            Il faut toute l’empathie et la foi d’une femme ni très belle ni très jeune, Hannah (Olivia Colman, une révélation), pour s’intéresser à un personnage aussi pitoyable que détestable. Rencontrée par hasard, venant d’un milieu social plus favorisé (elle habite un quartier plutôt  privilégié et tient bénévolement une sorte de boutique de commerce caritatif), elle est aussi une éclopée de la vie, injuriée, battue et violée par un mari jaloux mais très lisse en apparence.

            Sans doute Considine donne-t-il une image peu glorieuse d’un monde où l’on massacre l’innocence, mais il choisit de compliquer son approche plutôt que de la simplifier, de la réduire à des schémas ou à des stéréotypes, en refusant toute approche univoque. On détruit ce que l’on aime mais ce que l’aime peut aussi détruire. Ainsi le petit voisin sera-t-il défiguré par le chien de son beau-père, une sorte de skin à demi débile, mais le chien lui-même n’est jamais que le reflet de l’agressivité de son maître. Joseph tuera l’animal à coups de batte de cricket tout en s’interrogeant sur son geste : «J’ai tué deux chiens et pourtant je les aime». Dans ce long voyage au bout de la nuit et de la haine de soi, Joseph trouvera peut-être les premières traces d’un reste d’humanité déchue  --  une humanité née de l’épreuve et de la douleur et qu’on peut partager.

            Avec Hannah, par exemple, que Joseph rejette d’abord avec hauteur et mépris mais qui, elle, connaîtra un itinéraire inverse. A la rugosité de Joseph, à sa révolte brouillonne, elle oppose une sorte de foi sereine qui se révèle n’être qu’un malheureux cache-misère derrière lequel se dissimulent les sévisses qu’elle doit endurer et l’alcool qui lui permet de les oublier. Hannah et Joseph cheminent maladroitement non pas côte à côte mais dans des sens opposés, l’un cherchant à sortir la tête de l’eau quand l’autre s’y enfonce irrémédiablement en allant jusqu’au meurtre. Il faudra du temps à Joseph pour accepter ou, à tout le moins,  comprendre le geste libérateur d’Hannah une fois qu’elle a tué celui qui la tourmentait. L’épilogue laisse enfin et malgré tout espérer une rencontre apaisée et un partage quand Joseph rend visite à Hannah dans sa prison.

            On pourrait craindre que tant de noirceur mène à un misérabilisme facile ou à un voyeurisme complaisant  --  voire à un mépris absolu et définitif pour une humanité en déroute. Mais il n’en est rien et Considine, refusant toute espèce de jugement, filme ses personnages à la bonne distance, ni trop près ni trop loin, dans un récit constamment tendu et toujours sur le fil du rasoir. Il ne brandit aucun drapeau (ce qui le sépare de Ken Loach), ne revendique aucune analyse idéologique, préférant capter avec un naturel quasiment documentaire, mais en fait infiniment réfléchi et travaillé, des éclats de vies brisées. C’est en retenant son souffle et le cœur serré que l’on suit de bout en bout cet impressionnant coup d’essai.

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