17 avril 2012

Baroque mais sans émotion.

Réédition de L’Impératrice rouge (The Scarlet Empress), de Josef von Sternberg (1934).

            Il y a une légende tenace qui s’attache au nom de Josef von Sternberg  --  légende que le cinéaste lui-même a tout fait pour alimenter et accréditer jusqu’à sa mort en 1969. Né en 1894 à Vienne (Autriche) sous le nom de Jonas Sternberg, il cultiva toute sa vie l’image d’un personnage arrogant et irascible, toujours en représentation, méprisant la terre entière et principalement les acteurs qu’il harcelait volontiers. «Il se comportait comme un Prussien. C’était un réalisateur très dictatorial», a dit un jour le comédien Clive Brook[1] de ce von Sternberg qui s’anoblit lui-même à l’instar d’un autre viennois, son alter ego par bien des aspects (et peut-être aussi son meilleur ennemi), Erich von Stroheim.


            Arrivé aux Etats-Unis avant la Première Guerre mondiale, monteur puis assistant-réalisateur, il ne travailla jamais qu’outre-Atlantique, la seule exception étant L’Ange bleu (Der Blaue Engel) tourné en Allemagne en 1930 pour le compte de la UFA. Mais, contrairement à ce que l’on croit souvent, ce n’est pas lui qui a «exporté» Marlene Dietrich vers l’Amérique, pas plus qu’il ne l’a découverte, et s’il a accepté de se rendre à Berlin à l’invitation du producteur Erich Pommer, c’était en fait pour travailler avec Emil Jannings[2], qu’il avait dirigé à Hollywood deux ans auparavant dans The Last Command (Crépuscule de gloire 1928). Les bouts d’essais réalisés à l’occasion de L’Ange bleu incitèrent la Paramount à proposer un contrat à Marlene Dietrich, dans le but notamment de concurrencer Greta Garbo engagée par la MGM.

            « A la fin de L’Ange bleu, j’en avais fini avec Marlene, mais il m’a fallu la diriger dans Morocco (Cœurs brûlés)… A la fin de Morocco, j’en avais fini avec elle pour la deuxième fois, mais ceux de la firme me convoquèrent pour me dire : Vous avez sauvé notre firme de la banqueroute, s’il vous plaît, continuez… »[3]. La Paramount diffusa d’abord Morocco tant l’image d’une Dietrich mythique y apparaissait bien plus nettement que dans L’Ange bleu. «A Hollywood, Sternberg, par une intuition géniale, s’était hâté de la décharner, de lui cerner les yeux, de lui tirer les traits, de lui creuser les joues, non plus de la dévêtir mais de l’habiller (avec un grand H),  --  qu’elle ne soit plus qu’une silhouette, une voix, des yeux et un rythme d’arabesque (son idéal étant, à défaut de la poupée, le mannequin[4]. La construction du mythe occupa finalement Sternberg le temps de sept films, de L’Ange bleu à La Femme et le pantin (The Devil is a Woman) en 1935[5] et on peut dire que ce mythe résume à lui seul son cinéma, ses richesses et ses limites. «J’ai cessé de faire des films en 1935», aimait-il dire, avec coquetterie peut-être, mais non sans pertinence. Il y a une osmose complète entre l’extraordinaire esthétique d’une femme réduite à l’état de mannequin et la sophistication extrême d’un cinéma qui affirme le triomphe des apparences et dont L’Impératrice rouge, l’avant dernier film qu’il tourna avec Marlene Dietrich, se veut la parfaite illustration.

            Proche de l’inquiétante splendeur visuelle des Jardins de Bomarzo, le film ressemble à quelque monstre baroque qui se nourrirait de ses excès, manifestation tonitruante d’une volonté démiurgique de tous les instants. On y distingue en filigrane la silhouette omniprésente d’un cinéaste maniaque soucieux de tout contrôler, tout dominer, tout maîtriser. Sternberg prétendait ne rien laisser faire à quiconque sur ses films (pas même ici diriger l’orchestre) dans une sorte de délire mégalomaniaque qu’il aimait afficher avec insolence, et L’Impératrice rouge, plus qu’aucun autre, correspond bien à cette conception dictatoriale et absolue du cinéma. Se voulant seul auteur de ses scénarios, au point de nier l’apport de certains collaborateurs, il ne s’intéressait que médiocrement à l’histoire qu’il était censé raconter et qui n’était finalement qu’un prétexte (ici la vie romancée de Catherine de Russie de son enfance à son accession au trône). Un jour qu’on lui demandait ce que signifiait pour lui le scénario, il répondit : «Rien»[6].

            Mais cette absence flagrante d’un script véritablement travaillé ou, si l’on préfère, cette «maîtrise de la narration plutôt mince» qu’évoque avec justesse Kevin Brownlow[7] apparaît comme la grande faiblesse du film, la seule peut-être, mais une faiblesse rédhibitoire. Comment s’intéresser en effet à une intrigue tellement ténue que des cartons explicatifs à répétition (nostalgie de la période muette ?) doivent suppléer à l’absence de toute dramaturgie et à des personnages réduits à l’état de mannequins, simples supports de maquillages, de postiches et surtout de costumes particulièrement sophistiqués ? Aussi le film se limite-t-il très vite à une accumulation de morceaux de bravoure où la mise en scène, souvent inspirée, devient une fin en soi, où la psychologie des personnages cède la place à d’extraordinaires jeux de lumières et où  la direction artistique prend le pas sur la progression dramatique. Pour Sternberg «la décoration d’un plateau pouvait avoir un impact émotionnel tout autant qu’une fonction pratique»[8], et c’est peu dire que le film s’efforce d’en être l’éclatante démonstration. Sans doute admirera-t-on ici la décoration baroque du palais des tsars aux proportions gigantesques, peuplé de sculptures morbides et hanté d’ombres inquiétantes[9], mais sans jamais éprouver un début d’émotion. «Je suis glacial. Vous ne pouvez pas diriger sauf si vous avez du mépris pour votre caméra, du mépris pour vos lumières, du mépris pour vos acteurs»[10]. Sternberg acceptait de substituer le mot d’«indifférence» à celui de «mépris», mais le résultat est le même et son film donne à voir un artiste hautain prendre la pose devant l’œuvre qu’il a produite et admirer le reflet de son génie  --  attitude, il faut le dire, qui ne manque pas d’une certaine grandeur crâne, un peu comme Dietrich rectifiant son maquillage avant d’être fusillée à la fin de Dishonored/X27 (1931).

            Toute sa vie Sternberg aura porté un masque, celui du créateur d’exception régnant sans partage sur un  monde de sujets silencieux figés au garde-à-vous. «Il n’y a qu’une seule manière pour réussir, c’est de se faire détester. De cette façon, ils se souviennent de vous»[11]. Peut-être, sous le masque de l’arrogance et de l’ambition absolue, cachait-il manque d’assurance et failles intérieures, un peu comme son «impératrice rouge». Mais qui le saura jamais ?



[1] Cité par Kevin Brownlow dans son livre de 1968, The Parade Goes By…, très récemment traduit en français par Christine Leteux, La Parade est passée…, Institut Lumière/Actes Sud, 2011, p.324.
[2] Immense comédien allemand, notamment de la période muette, avec Lubitsch et surtout Murnau (Le Dernier des hommes, Tartuffe, Faust)
[3] Cité par Marcel Oms, Anthologie du cinéma, tome 6, 1971, p.535.
[4] Barthélémy Amengual, «Quatre feuilletons sur deux stars, et le divisme», in L’Amérique des stars. L’histoire, la mythologie et le rêve, «Cinéma d’Aujourd’hui», n°8, mai-juin 1976, p.41.
[5] En passant par : Morocco/Cœurs brûlés (1930), Dishonored/X27  (1931), Shanghai Express (1932), Blonde Venus (1932) et enfin The Scarlet Empress/L’Impératrice rouge (1934).
[6] Anecdote rapportée par Kevin Brownlow, p.326.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Mais moins impressionnant malgré tout que le Kremlin dépouillé du Ivan le Terrible d’Eisenstein.
[10] Bronwlow, op.cit., p.343.
[11] Ibid., p.322.

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