20 avril 2013

Les derniers feux de la comédie musicale.


Réédition de Funny Face (Drôle de frimousse), de Stanley Donen (1957).

            Vu pour la dernière fois il y a plus de trente ans, à une époque où je m’intéressais de très près au travail de l’immense Fred Astaire, je gardais de Funny Face le souvenir d’un spectacle trop soigneusement élaboré pour être honnête, carrément plombé par de redoutables afféteries esthétisantes (le numéro « He Loves and She Loves » notamment, avec son herbe trop verte et ses trop blanches colombes) et d’où toute spontanéité paraissait absente, tant (me semblait-il alors) Donen mettait d’ostentation à se chercher des alibis culturels et intellectuels (ainsi de l’apport comme conseiller visuel du très sophistiqué photographe Richard Avedon) pour bien faire comprendre que lui, cinéaste intelligent et sérieux, ne se laissait pas prendre aux naïvetés d’un genre qu’il jugeait mineur et, pour tout dire, indigne de son talent.

            Jugement d’une excessive sévérité, j’en conviens, mais il faut dire que Donen avait en quelque sorte tressé des verges pour se faire battre, en dénigrant à partir des années 60 de façon aussi systématique et discutable que finalement scandaleuse toutes ces comédies musicales qui firent sa gloire et restent, pour la plupart, de très grandes réussites[1], suscitant du même coup l’incompréhension et l’ire des cinéphiles. Ainsi, à propos de Singing’ in the Rain : « … c’est un très mauvais film. Il y a deux ou trois séquences qui sont assez réussies mais cela ne tient pas le coup. C’est terriblement sentimental, horriblement irréaliste : il-la-regarde-et-ils-tombent-amoureux-et-ils-vivent-heureux-en-ayant-beaucoup-d’enfants. Ce n’est pas parce que c’est une comédie musicale que les gens doivent se comporter ainsi. »[2]

            A revoir aujourd’hui Funny Face, avec recul et objectivité, les défauts du film,  pour bien réels qu’ils soient, apparaissent aujourd’hui largement gommés par l’énergie que communique à toute l’entreprise un trio d’acteurs exceptionnels, Fred Astaire en tête, certes, mais il ne faudrait pas négliger pour autant l’apport d’Audrey Hepburn, la plus exquise des grandes actrices du cinéma américain, tout à la fois fraîche et pétillante, et de la trop peu connue Kay Thompson dont l’extraordinaire abattage emporte tout sur son passage. Le numéro « He Loves and She Loves » passe décidément toujours aussi mal, avec ses effets de filtres et de lumières qui annoncent le redoutable David Hamilton  --  même si, je le sais bien, le sujet justifie cette coloration excessivement sophistiquée, l’univers de la mode et de la haute couture autorisant une telle approche. Mais on pourra largement préférer sur ce point le numéro infiniment moins chichiteux et tout aussi sophistiqué qui ouvre le film (« Think Pink ! ») où la très survoltée rédactrice en chef d’un magazine de mode sur papier glacé (Kay Thompson) décide de frapper un grand coup en rhabillant toute l’Amérique en rose. Le film prétend par ailleurs opposer, de façon pour le moins conventionnelle, l’intellectualisme de la Vieille Europe, représentée ici par le professeur Flostre (Michel Auclair) et sa philosophie  « empathicaliste », et le divertissement forcément frivole (le monde de la haute couture et des photographes de mode). La satire tourne cependant rapidement court par excès de lourdeur et manque évident d’humour, Donen (ou sans doute son scénariste), confondant au surplus Montmartre avec Saint-Germain-des-Prés.

            Mais pour autant les numéros musicaux réussis ne manquent pas. Outre « Think Pink ! », citons deux duos comiques très enlevés : celui où Kay Thompson explique à  Audrey Hepburn comment séduire les journalistes (« On How to Be Lovely ») et cet autre où Astaire et Kay Thompson de nouveau, déguisés en « empathicalistes » (sic) se déchaînent dans un numéro fort peu philosophique (« Clap Yo’Hands »). Quant à Astaire, il s’offre avec « Let’s Kiss and Make Up » un formidable solo où il paraît apprivoiser les objets  --  un chapeau, un parapluie et un imperméable. « Un matin, arrivant au studio en imperméable, j’improvisai devant une glace,  et les mouvements du vêtement me parurent harmonieux. Je continuai quelque temps tandis que mon ami Walter Ruick improvisait au piano une musique de type espagnol qui me donna l’idée d’enlever mon imperméable pour l’utiliser à la façon d’une cape de toréador. »[3] Autre numéro délectable, « Basal Metabolism » permet à Audrey Hepburn de faire preuve de fantaisie et d’inventivité dans une démonstration drolatique d’expression corporelle « empathicaliste ».

            Historiquement parlant, Funny Face marque le crépuscule de l’âge d’or de la comédie musicale qui jetait alors ses derniers feux. Ce sera d’ailleurs pour Fred Astaire son avant-dernier film chanté et dansé  --  l’ultime[4], réalisé dans la foulée de celui-ci, étant Silk Stockings (La Belle de Moscou, 1957), remake musical par Rouben Mamoulian du Ninotchka de Lubitsch (1939). Donen aura bien du mal à se reconvertir, accumulant des comédies (non musicales) particulièrement poussives, touchant le fond en 1961 avec The Grass is Greener (Ailleurs l’herbe est plus verte) avant de se rétablir quelque peu avec deux comédies d’espionnage plutôt agréables (Charade, 1963, avec Cary Grant et de nouveau Audrey Hepburn, et dans une moindre mesure du fait d’une inflation d’effets visuels tapageurs, Arabesque, 1966, avec Gregory Peck et Sophia Loren cette fois). Il réalisera encore en 1967 deux films assez personnels, et qui sont peut-être parmi ses meilleurs (mais il faudrait les revoir), Two for the Road (Voyage à deux), chronique désenchantée sur l’usure d’un couple (Albert Finney et encore Audrey Hepburn), et Bedazzled (Fantasmes), une fantaisie sur le mythe de Faust. La suite sera insignifiante pour ne pas dire catastrophique, mis à part peut-être l’adaptation de la pièce de Charles Dyer L’Escalier (The Staircase, 1969), consacrée de nouveau, mais de façon facile et complaisante, très boulevardière, à l’usure d’un couple  --  mais un couple homosexuel, d’où un grand numéro de Richard Burton et Rex Harrison qui sauve l’entreprise du désastre. Il sombrera définitivement en 1984 avec l’exécrable Blame It on Rio (C’est la faute à Rio), remake d’Un Moment d’égarement, film déjà passablement mauvais de Claude Berri (avec Victor Lanoux et Jean-Pierre Marielle, 1977). Il ne s’en remettra pas et cessera de tourner,  âgé d’à peine soixante ans.

            C’est à Donen lui-même que revient, hélas, le mot de la fin. « Je n’ai pas revu Funny Face depuis assez longtemps et je pense que si je le revoyais, je détesterais ce film. Je trouverais peut-être des choses intéressantes, les danses de Fred Astaire, les chansons de Gershwyn et Audrey qui n’a jamais été aussi rayonnante et aussi belle. Il y a beaucoup de choses très jolies, mais je les place à côté de ma contribution, de mon apport. Je sais que j’aurais pu faire beaucoup mieux. »[5] Cette dernière phrase résume bien la carrière d’un cinéaste qui a surtout brillé grâce à un genre qu’il a ensuite dénigré. Il y a aujourd’hui encore quelque tristesse à constater semblable faillite.



[1] Citons bien sûr On the Town (Un Jour à New York, 1949) et Singin’ in the Rain (Chantons sous la pluie, 1952), coréalisés avec Gene Kelly. Mais Royal Wedding (Mariage Royal, 1951, avec déjà Fred Astaire), Give a Girl a Break (Donnez-lui une chance, 1953) et Seven Brides for Seven Brothers (Les Sept femmes de Barbe-Rousse, 1954), qu’il a réalisés cette fois seul, sont également de belles réussites  --  très supérieures à It’s Always Fair Weather (Beau fixe sur New York, 1955), sa dernière collaboration avec Kelly.
[2] « Talking in the sun », propos recueillis par Colo et Bertrand Tavernier, Positif, n°111, décembre 1969, p.42.
[3] Fred Astaire, « Steps in Time », Heinemann, 1960, p.315.
[4] Si l’on veut bien charitablement oublier le calamiteux Finian’s Rainbow (La Vallée du bonheur, 1968) réalisé par un Francis Coppola complètement dépassé.
[5] Loc. cit.

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