Réédition de Funny Face (Drôle de frimousse), de Stanley Donen (1957).
Vu pour la dernière fois il y a plus
de trente ans, à une époque où je m’intéressais de très près au travail de
l’immense Fred Astaire, je gardais de Funny
Face le souvenir d’un spectacle trop soigneusement élaboré pour être
honnête, carrément plombé par de redoutables afféteries esthétisantes (le
numéro « He Loves and She Loves » notamment, avec son herbe trop
verte et ses trop blanches colombes) et d’où toute spontanéité paraissait
absente, tant (me semblait-il alors) Donen mettait d’ostentation à se chercher
des alibis culturels et intellectuels (ainsi de l’apport comme conseiller
visuel du très sophistiqué photographe Richard Avedon) pour bien faire
comprendre que lui, cinéaste intelligent et sérieux, ne se laissait pas prendre
aux naïvetés d’un genre qu’il jugeait mineur et, pour tout dire, indigne de son
talent.
Jugement d’une excessive sévérité,
j’en conviens, mais il faut dire que Donen avait en quelque sorte tressé des
verges pour se faire battre, en dénigrant à partir des années 60 de façon aussi
systématique et discutable que finalement scandaleuse toutes ces comédies
musicales qui firent sa gloire et restent, pour la plupart, de très grandes
réussites[1],
suscitant du même coup l’incompréhension et l’ire des cinéphiles. Ainsi, à
propos de Singing’ in the Rain :
« … c’est un très mauvais film. Il y a deux ou trois séquences qui sont
assez réussies mais cela ne tient pas le coup. C’est terriblement sentimental,
horriblement irréaliste :
il-la-regarde-et-ils-tombent-amoureux-et-ils-vivent-heureux-en-ayant-beaucoup-d’enfants.
Ce n’est pas parce que c’est une comédie musicale que les gens doivent se
comporter ainsi. »[2]
A revoir aujourd’hui Funny Face, avec recul et objectivité,
les défauts du film, pour bien réels
qu’ils soient, apparaissent aujourd’hui largement gommés par l’énergie que communique
à toute l’entreprise un trio d’acteurs exceptionnels, Fred Astaire en tête,
certes, mais il ne faudrait pas négliger pour autant l’apport d’Audrey Hepburn,
la plus exquise des grandes actrices du cinéma américain, tout à la fois
fraîche et pétillante, et de la trop peu connue Kay Thompson dont
l’extraordinaire abattage emporte tout sur son passage. Le numéro « He
Loves and She Loves » passe décidément toujours aussi mal, avec ses effets
de filtres et de lumières qui annoncent le redoutable David Hamilton --
même si, je le sais bien, le sujet justifie cette coloration
excessivement sophistiquée, l’univers de la mode et de la haute couture
autorisant une telle approche. Mais on pourra largement préférer sur ce point
le numéro infiniment moins chichiteux et tout aussi sophistiqué qui ouvre le
film (« Think Pink ! ») où la très survoltée rédactrice en chef
d’un magazine de mode sur papier glacé (Kay Thompson) décide de frapper un
grand coup en rhabillant toute l’Amérique en rose. Le film prétend par ailleurs
opposer, de façon pour le moins conventionnelle, l’intellectualisme de la
Vieille Europe, représentée ici par le professeur Flostre (Michel Auclair) et
sa philosophie « empathicaliste »,
et le divertissement forcément frivole (le monde de la haute couture et des
photographes de mode). La satire tourne cependant rapidement court par excès de
lourdeur et manque évident d’humour, Donen (ou sans doute son scénariste),
confondant au surplus Montmartre avec Saint-Germain-des-Prés.
Mais pour autant les numéros
musicaux réussis ne manquent pas. Outre « Think Pink ! », citons
deux duos comiques très enlevés : celui où Kay Thompson explique à Audrey Hepburn comment séduire les
journalistes (« On How to Be Lovely ») et cet autre où Astaire et Kay
Thompson de nouveau, déguisés en « empathicalistes » (sic) se
déchaînent dans un numéro fort peu philosophique (« Clap Yo’Hands »).
Quant à Astaire, il s’offre avec « Let’s Kiss and Make Up » un
formidable solo où il paraît apprivoiser les objets -- un
chapeau, un parapluie et un imperméable. « Un matin, arrivant au studio en
imperméable, j’improvisai devant une glace,
et les mouvements du vêtement me parurent harmonieux. Je continuai
quelque temps tandis que mon ami Walter Ruick improvisait au piano une musique
de type espagnol qui me donna l’idée d’enlever mon imperméable pour l’utiliser
à la façon d’une cape de toréador. »[3]
Autre numéro délectable, « Basal Metabolism » permet à Audrey Hepburn
de faire preuve de fantaisie et d’inventivité dans une démonstration drolatique
d’expression corporelle « empathicaliste ».
Historiquement parlant, Funny Face marque le crépuscule de l’âge
d’or de la comédie musicale qui jetait alors ses derniers feux. Ce sera d’ailleurs
pour Fred Astaire son avant-dernier film chanté et dansé --
l’ultime[4],
réalisé dans la foulée de celui-ci, étant Silk
Stockings (La Belle de Moscou,
1957), remake musical par Rouben
Mamoulian du Ninotchka de Lubitsch
(1939). Donen aura bien du mal à se reconvertir, accumulant des comédies (non
musicales) particulièrement poussives, touchant le fond en 1961 avec The Grass is Greener (Ailleurs l’herbe est plus verte) avant
de se rétablir quelque peu avec deux comédies d’espionnage plutôt agréables (Charade, 1963, avec Cary Grant et de
nouveau Audrey Hepburn, et dans une moindre mesure du fait d’une inflation
d’effets visuels tapageurs, Arabesque,
1966, avec Gregory Peck et Sophia Loren cette fois). Il réalisera encore en
1967 deux films assez personnels, et qui sont peut-être parmi ses meilleurs
(mais il faudrait les revoir), Two for
the Road (Voyage à deux),
chronique désenchantée sur l’usure d’un couple (Albert Finney et encore Audrey
Hepburn), et Bedazzled (Fantasmes), une fantaisie sur le mythe
de Faust. La suite sera insignifiante pour ne pas dire catastrophique, mis à
part peut-être l’adaptation de la pièce de Charles Dyer L’Escalier (The Staircase,
1969), consacrée de nouveau, mais de façon facile et complaisante, très
boulevardière, à l’usure d’un couple
-- mais un couple homosexuel,
d’où un grand numéro de Richard Burton et Rex Harrison qui sauve l’entreprise
du désastre. Il sombrera définitivement en 1984 avec l’exécrable Blame It on Rio (C’est la faute à Rio), remake
d’Un Moment d’égarement, film déjà
passablement mauvais de Claude Berri (avec Victor Lanoux et Jean-Pierre
Marielle, 1977). Il ne s’en remettra pas et cessera de tourner, âgé d’à peine soixante ans.
C’est à Donen lui-même que revient,
hélas, le mot de la fin. « Je n’ai pas revu Funny Face depuis assez longtemps et je pense que si je le
revoyais, je détesterais ce film. Je trouverais peut-être des choses
intéressantes, les danses de Fred Astaire, les chansons de Gershwyn et Audrey
qui n’a jamais été aussi rayonnante et aussi belle. Il y a beaucoup de choses
très jolies, mais je les place à côté de ma contribution, de mon apport. Je
sais que j’aurais pu faire beaucoup mieux. »[5]
Cette dernière phrase résume bien la carrière d’un cinéaste qui a surtout
brillé grâce à un genre qu’il a ensuite dénigré. Il y a aujourd’hui encore
quelque tristesse à constater semblable faillite.
[1]
Citons bien sûr On the Town (Un Jour à New York, 1949) et Singin’ in the Rain (Chantons sous la pluie, 1952),
coréalisés avec Gene Kelly. Mais Royal
Wedding (Mariage Royal, 1951,
avec déjà Fred Astaire), Give a Girl a
Break (Donnez-lui une chance,
1953) et Seven Brides for Seven Brothers
(Les Sept femmes de Barbe-Rousse,
1954), qu’il a réalisés cette fois seul, sont également de belles
réussites -- très supérieures à It’s Always Fair Weather (Beau
fixe sur New York, 1955), sa dernière collaboration avec Kelly.
[2]
« Talking in the sun », propos recueillis par Colo et Bertrand
Tavernier, Positif, n°111, décembre
1969, p.42.
[3]
Fred Astaire, « Steps in Time », Heinemann, 1960, p.315.
[4]
Si l’on veut bien charitablement oublier le calamiteux Finian’s Rainbow (La Vallée
du bonheur, 1968) réalisé par un Francis Coppola complètement dépassé.
[5]
Loc. cit.
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