Argo,
de Ben Affleck (2012).
Acteur souvent brocardé pour ses
mauvais choix et son talent jugé, à tort ou à raison, médiocre, Ben Affleck
va-t-il finalement connaître l’heureux destin d’un Clint Eastwood, comédien
vilipendé au début de sa carrière (certains le disaient « aussi expressif
qu’une semelle de botte »), devenu un cinéaste reconnu et respecté,
considéré aujourd’hui comme le « dernier des géants » d’un certain
cinéma américain classique ? Il est certes difficile de préjuger de la
suite de sa carrière mais, passé derrière la caméra en 2007 avec Gone Baby Gone, adapté d’un roman de
Dennis Lehanne (autre point de convergence avec Clint Eastwood qui s’est
attaqué, lui, à « Mystic River » du même Lehanne en 2003), il a fait
depuis lors un parcours sans faute avec The
Town en 2010 et aujourd’hui Argo.
Inspiré de faits non seulement réels
mais longtemps gardé secrets[1],
comme le précise l’ouverture du film, eux-mêmes quelque peu romancés pour les
besoins de la fiction, comme le précise cette fois le générique de fin, le film
raconte comment six diplomates parvinrent à s’échapper de l’ambassade des
Etats-Unis à Téhéran en 1979 et à quitter le pays après avoir trouvé refuge
dans la résidence de l’ambassadeur du Canada tandis que leurs collègues étaient
retenus en otages par des « étudiants islamiques » pendant 444 jours.
L’Histoire avec une majuscule, aussi lourd qu’elle pèse, si elle est le prétexte
du film n’en est pas pour autant le
sujet. Certains ont reproché à Ben Affleck et à son brillant scénariste Chris
Terrio de réactiver un grossier cinéma de guerre froide appliqué cette fois aux
islamistes iraniens et tel que l’illustra par exemple sur ses vieux jours le
Hitchcock du Rideau déchiré (Torn Curtain, 1966) ou de L’Etau (Topaz, 1969) avec des Soviétiques pervers ou des barbus castristes
démoniaques opposés à des Américains bien tranquilles[2].
Il y a sans doute ici un peu de ce manichéisme volontiers réducteur, même s’il
n’est pas interdit de renvoyer tout ce beau monde dos à dos tant il est vrai
que si les agents de la CIA peuvent agir de par le monde de façon discutable,
les fondamentalistes islamistes ne sont pas non plus des enfants de chœur, si
j’ose dire. Mais rassurons-nous, Affleck et Terrio ne prétendent donner aucune
leçon de géopolitique et ce qui les intéresse en fait, c’est comment une
fiction cinématographique aussi infantile qu’invraisemblable peut s’imposer à
une réalité dramatique -- et la dominer.
Car il s’agit pour les autorités
américaines d’exfiltrer les six fuyards sans risquer de mettre en cause la
sécurité des autres otages -- toute l’affaire étant mise finalement au
crédit du gouvernement canadien. Aussi voit-on un aréopage de professionnels du
renseignement, qu’on peut supposer sérieux et compétents, imaginer les
solutions les plus rocambolesques, dont une fuite à bicyclette à travers l’Iran
(« Et si certains ne savent pas faire de vélo, on leur apprendra »)
jusqu’à ce qu’un agent encore plus inventifs que les autres (Ben Affleck)
imagine la « meilleure des mauvaises solutions » (il n’y en a pas de
bonnes) : transformer les six diplomates en une équipe de cinéastes
canadiens venus faire des repérages en Iran pour un film de science-fiction
intitulé Argo[3].
Le film, une fois cette introduction
passée, se divise alors en deux parties qui se répondent l’une l’autre :
la première où l’on suit la préparation de la fiction et qui est elle-même une
fiction mais où tout doit paraître vrai à défaut de l’être; la seconde où l’on
assiste à la mise en scène de cette fiction dans la réalité qui devient du même
coup une fiction de cinéma où chacun joue un rôle. On sait que le montage de
fictions est, depuis longtemps, une des composantes essentielles de l’univers
du renseignement, mais on aura rarement aussi clairement vu le jeu de tromperie
qui s’y rattache. Il y a d’abord l’approche réaliste du monde du cinéma où
chausse-trapes et faux-semblants composent le menu ordinaire. Deux personnages,
l’un bien réel, le maquilleur John Chambers (décédé en 2001 et interprété ici
par John Goodman), l’autre inventé, le
producteur Lester Siegel (Alan Arkin), montent ainsi la production d’un film où
tout est vrai (scénario, casting, story-board, présentation à la presse,
publicité dans les corporatifs, etc.) sauf le film lui-même qui n’existe
virtuellement que pour justifier un voyage de repérages en Iran. C’est aussi
l’occasion pour Affleck et son tandem d’acteurs en pleine forme et qui s’en
donnent à cœur joie de se livrer à une satire jubilatoire des mœurs hollywoodiennes --
moments de détente dans un récit constamment tendu.
C’est précisément cette tension qui
domine toute la seconde partie du film où il s’agit de donner vie à la fiction
dans la réalité, et dans une réalité particulièrement dramatique. Les acteurs
hollywoodiens sont remplacés par les diplomates devenus acteurs qui doivent
endosser des rôles qui leur sont totalement étrangers --
devenir donc de vrais acteurs interprétant de vrais rôles dans un monde
bien réel et infiniment dangereux. Lors d’un ultime contrôle à l’aéroport, l’un
d’eux, celui qui a exprimé le plus de doutes sur la vraisemblance de la
fiction, se lance dans une saisissante description du film, story-board à
l’appui -- sa liberté et celle de ses compagnons tenant
alors à la seule crédibilité du personnage qu’il joue, la fiction devant
nécessairement l’emporter sur la réalité. Cette confusion entre vrai et faux,
entre fiction et réalité culmine dans la très longue séquence finale de
l’évasion où Affleck réunit en un
brillant jeu de montage parallèle les différents fils de son intrigue. C’est
alors un généreux moment de pur cinéma que s’offre et nous offre Ben Affleck
avec une virtuosité qu’un Hitchcock aurait appréciée[4]
et où il démontre sans avoir l’air d’y toucher un talent de cinéaste désormais
parfaitement maîtrisé et très classique, tout en jetant un regard légèrement
distant et ironique sur ce jeu d’illusionniste qu’est l’art cinématographique.
[1]
Et déclassifiés par le président Clinton en 1997.
[2]
Je me réfère là au titre français du roman de Graham Greene (et de son
adaptation cinématographique par Joseph Mankiewicz en 1958) « The Quiet
American » (1955) qui décrivait le comportement discutable de la CIA dans
le Sud-est asiatique des années 50. Ben Affleck
rappelle également au début de son film le rôle peu reluisant joué par
la CIA dans le coup d’Etat destiné à placer le Shah au pouvoir en 1953.
[3]
Et proche à beaucoup d’égards du Flash
Gordon que réalisa Mike Hodges à la même époque.
[4]
Difficile à cet instant de ne pas songer à la séquence finale du Rideau déchiré (pas le meilleur de ses
films certes mais on y trouve quelques fabuleux moments de cinéma) où les
passagers d’un autocar « fictif » tentent de faire quitter
l’Allemagne de l’Est à Paul Newman et Julie Andrews tandis que l’autocar
« réel » se rapproche dangereusement d’eux. Ceux qui gardent en
mémoire cette séquence aux transparences calamiteuses (mais c’est une constante
hitchcockienne) me comprendront.
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