Holy
Motors, de Leos Carax (2012).
Vient un moment dans Cosmopolis (le film de David Cronenberg
aussi bien que le roman de Don DeLillo) où Eric Packer s’interroge sur ce qu’il
advient de sa somptueuse limousine une fois son service quotidien achevé. A
cette question, Leos Carax répond aux dernières images de Holy Motors en faisant philosopher un régiment de limousines garées
pour la nuit dans un gigantesque parking
-- rare moment divertissant
(encore que très platement filmé en un seul long plan fixe) d’un film qui
n’aura été finalement qu’un interminable pensum prétentieux et boursoufflé,
mais curieusement soutenu par une critique quasiment unanime dans
l’enthousiasme. Ou je ne comprends plus rien au cinéma (ce qui est après tout
possible), ou se manifeste ici un phénomène d’aveuglement collectif dont il
peut être intéressant d’essayer de comprendre au passage le fonctionnement.
Mais considérons d’abord le film,
puisque c’est tout de même par là qu’il faut commencer et qu’il faudrait même
finir --
le film, rien que le film, et sans autre considération. On y voit donc
un M. Oscar (Denis Lavant), sorte de dirigeant de grande entreprise, quitter le
matin sa belle villa cossue et s’engouffrer dans une limousine, entouré de
gardes du corps, pour ce que l’on peut supposer être une journée de travail
ordinaire. La femme qui lui sert de chauffeur mais aussi d’assistante et
presque de substitut maternel, prénommée Céline (Edith Scob), lui annonce un
certain nombre de rendez-vous dont on comprend vite qu’ils sont autant
d’avatars d’un Oscar acteur dont la limousine serait la loge ambulante. Ainsi,
dans un grand numéro à la Fregoli, devient-il tour à tour une mendiante, un
acteur pour motion capture, un être
immonde vivant dans les égouts, un tueur, un père de famille, un mourant, et
ainsi de suite jusqu’à un final où il incarne (sans doute jusqu’au lendemain
matin où il rejoindra d’autres personnages) un homme ordinaire marié à une
guenon et père d’un mignon petit singe (sic) après un détour dans une
« Samaritaine » désaffectée
-- clin d’œil peut-être à ses Amants du Pont-Neuf (1991) ou encore
(c’est mon idée) façon humoristique et détournée d’annoncer la couleur et de
reconnaître explicitement que Holy Motors
n’est rien qu’un grand bazar où l’on trouve tout (et n’importe quoi), comme
naguère à la « Samaritaine ». Entretemps, Oscar aura croisé un
certain nombre de personnages de peu d’intérêt mais dont la vacuité même ouvre
la porte à toutes les interprétations possibles. Précisons pour terminer ce
résumé, un peu long mais nécessaire, que le film s’ouvre sur un personnage d’homme
endormi (joué par Carax lui-même) qui s’éveille, se lève et entre comme par
effraction (mais il possède une clé) dans une salle de cinéma plongée dans
l’obscurité et où l’on projette un film dont on ne voit pas les images -- le
film à venir peut-être.
Que l’on me comprenne bien : je
n’ai rien, mais alors rien du tout, contre un cinéma exigeant et difficile,
voire hermétique -- le Faust
de Sokourov me paraissant à cet égard un bon exemple. Reste d’ailleurs à savoir
si Holy Motors n’est pas plus pesant
et ennuyeux que difficile d’accès. Parce qu’enfin une lecture assez simple du
film existe, qui consiste à y voir une métaphore sur le spectacle en général et
le cinéma en particulier, sur ses pouvoirs et l’évolution de sa pratique que
Carax semble désapprouver mais qu’il suit malgré tout « pour la beauté du
geste ». Tout cela ne me paraît à vrai dire nullement abscons et ne
manquerait même pas d’un certain intérêt si le cinéaste n’étirait son propos à
l’infini en cultivant avec une délectation masochiste l’art de la répétition.
Peut-être, en bon copain, a-t-il souhaité offrir à Denis Lavant l’occasion de
réaliser un rêve d’acteur en faisant montre de ce talent protéiforme qui fit la
gloire des Gassman, Tognazzi et autres Manfredi à la grande époque du cinéma
italien. Mais la démonstration tourne rapidement court -- la
faute, entre autres, à une absence de
scénario digne de ce nom.
Mais il est vrai que, dans un
certain système de pensée, un génie du cinéma peut facilement se passer de
cette contrainte qu’est un vrai scénario. Car c’est bien de cela dont il est
ici question. Depuis son premier film (Boy
meets Girl en 1984), Leos Carax a été rangé dans la catégorie des artistes
incompris, des génies méconnus et des poètes maudits, et il tient très bien le
rôle, largement encouragé par certains réseaux critiques qui l’ont fabriqué et
continue à le soutenir contre vents et marées. Lui-même d’ailleurs en rajoute
dans la légende. Désormais quinquagénaire aux cheveux gris, resté aussi mince
que son œuvre (cinq longs métrages en presque trente ans), il pratique le
secret, ne donne d’interviews que par emails et cultive une sorte de pose que
semble excuser son génie ombrageux. Et pourquoi pas, puisque tout le monde
autour de lui, sa productrice, son équipe technique, ses acteurs et la
critique, accrédite et nourrit la légende ? Mais derrière les mots et les
dithyrambes complaisants, il y a la réalité, le film je veux dire, et là le roi
est nu. Car que voit-on au bout du compte, outre un scénario (on rougit d’employer
un tel mot) qu’on ne s’est même pas donné la peine d’écrire, sinon une suite de
séquences finalement sans intérêt, très platement mises en scène et qui
alignent un nombre record de pompeux lieux-communs du genre : « La
beauté, on dit qu’elle est dans l’œil de celui qui regarde » ; ou
encore : « Rien ne nous fait sentir plus vivant que la mort des
autres » ; ou enfin (mais on pourrait multiplier les exemples) :
« La vie est meilleure quand dans la vie il y a l’amour ».
Quand l’ensemble de la critique
parisienne (ou peu s’en faut) s’esbaudit devant tant de banalités
prudhommesques[1] ;
quand certains évoquent la « maîtrise hors norme » du cinéaste ;
quand on emploie l’adjectif « stupéfiant » à propos d’un Michel
Piccoli réduit à jouer le utilités pendant trois minutes et demie, avec une
douzaines de répliques creuses et le tout filmé en un banal
champ/contre-champ ; quand on évoque le « formidable Edith
Scob » qui n’a strictement rien à faire ici sinon réciter quelques
variations peu inspirées sur le thème de « Passe-moi le sel » ;
quand enfin on observe et analyse d’un peu près le branle-bas critique que
suscite le film, on en vient à imaginer un Leos Carax pas si dupe que cela et,
fier d’avoir réussi un joli coup, riant bien devant tant de complaisance
aveugle.
Car il ne faut pas s’y
tromper : l’homme ne manque pas de talent, et il lui arrive même de le
montrer le temps de quelques très beaux mouvements d’appareil dans la
« Samaritaine » désertée. Mais le seul talent (la beauté du geste
dirait-il) ne saurait pour autant suffire et il faut aussi du travail --
notion ingrate dont le génie a sans doute du mal à s’accommoder, notion
certes insuffisante pour réussir un film, notion cependant nécessaire et même
indispensable mais dont notre cinéaste semble vouloir faire systématiquement
l’économie.
Mais rassurons-le : il peut
tranquillement retourner se coucher et dormir sur ses deux oreilles -- son
avenir ne manquera de rien. Ceux qui l’encensent aujourd’hui trouveront demain
des héritiers pour entretenir la flamme, et je gage qu’un jour prochain la
Cinémathèque française lui déroulera le tapis rouge. Et c’est ainsi qu’on écrit
l’histoire.
[1]
Pour qui l’ignorerait, le personnage de M. Prudhomme a été inventé en 1830 par
Henry Monnier. Il est l’incarnation d’un esprit bourgeois satisfait de lui-même
et sentencieux qui se plaît à enfoncer des portes largement ouvertes. C’est à
lui que l’on doit quelques formules fameuses : « C’est mon avis et je
le partage », « La mer : une telle quantité d’eau frise le
ridicule » ou « Retirez l’homme de la société, et vous l’isolez ».
Il est peu commun -- et réjouissant -- de vous voir faire preuve d'un tel mordant ! (Curieusement, cela me renvoie à notre échange sous votre billet consacré à Tim Burton, lui-même récemment Cinémathèquisé -- quoique sachant certainement mieux s'entourer que "nos" cinéastes français à la mode.)
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire.
RépondreSupprimerIl est bien vrai que « Holy Motors » non seulement m’a consterné mais aussi m’a mis très en colère par sa prétention insensée -- et l’espèce de terrorisme critique hexagonal qui l’accompagne plus encore. Je ne partage pas (pas encore ?) votre sévérité concernant Tim Burton, vous le savez, mais vous avez raison de souligner que dans le cas de ces cinéastes (anglo-saxons le plus souvent), quand tout est perdu, il reste encore le professionnalisme.