Réédition de Violence et passion (Gruppo di famiglia in un
interno/Conversation Piece), de Luchino Visconti (1974).
Quelques semaines seulement après Sandra , on nous propose une réédition de
l’avant-dernier film de Luchino Visconti, Violence
et passion -- titre français médiocre qui ne correspond ni
aux intentions du cinéaste ni au contenu du film. Lorsqu’il en commence le
tournage, en avril 1974, Visconti se remet tout juste d’un accident vasculaire
cérébral qui l’a frappé un peu moins de
deux ans auparavant, après Ludwig, le
film-fleuve qu’il a consacré à Louis II de Bavière et qui l’a laissé épuisé.
Paralysé du côté gauche, il est cependant parvenu à retrouver une partie de son
autonomie, et c’est la plupart du temps sur ses deux jambes, au risque d’une
chute toujours possible, qu’il parviendra à diriger le film. Violence et passion, autant par goût que
par nécessité, marque son retour à une veine plus intime mais non moins riche
après les vastes fresques qu’ont été Les
Damnés (La Caduta degli dei,
1969) ou Ludwig.
C’est à ses scénaristes (et amis
intimes) habituels, Suso Cecchi d’Amico et Enrico Medioli, qu’a recours une
fois de plus Visconti. Alors qu’il a pu reprendre ses activités scéniques dès
1973 (mise en scène de C’était hier,
de Pinter, puis de Manon Lescaut,
l’opéra de Puccini, qui obtient un triomphe au festival de Spolète), Medioli
lui propose l’histoire d’ « un vieux professeur, sans autre compagnie
qu’une vieille servante (et qui) vit au milieu de ses livres, de ses objets
d’art et des tableaux anciens, des conversation
pieces ou groupes de famille dont
il fait la collection »[1].
C’est, une douzaine d’années après Le
Guépard (Il Gattopardo, 1963),
Burt Lancaster qui incarnera cet homme au seuil de la vieillesse, « un
homme d’une culture exceptionnelle » mais qui s’est retiré « dans une
solitude privilégiée et protégée, dans une espèce de somptueux giron maternel,
où il stagne attaché à ses habitudes (…), dans la contemplation de l’art »[2].
Quelque chose comme un double de Visconti en somme, bien que le cinéaste s’en
soit défendu avec véhémence lors de la sortie du film. Mais si Violence et passion est une fiction, il
l’est à la façon d’A la recherche du
temps perdu (un rapprochement qui va de soi), c'est-à-dire fortement
imprégné d’autobiographie.
La tranquillité de cet
« égoïste » réfugié dans la tour d’ivoire de son bureau muséifié va
cependant être bientôt troublée et remise en question par l’intrusion du monde
extérieur qui prend les traits d’une femme autoritaire, Bianca Brumonti
(Silvana Mangano), de sa fille Lietta (Claudio Marsani) et du fiancé de
celle-ci, Stefano (Stefano Patrizi). Petit groupe sans-gêne qui envahit l’intimité
du professeur et le harcèle pour le forcer à louer l’appartement vide qui se
situe au-dessus du sien. A cet aréopage d’individus « grossiers, stupides
et futiles », comme il les définit, s’ajoute une pièce qui va rapidement
devenir essentielle en plongeant le professeur dans une sorte d’émoi
sentimental et peut-être sensuel, Konrad (Helmut Berger), petite gouape
ambigüe, à la fois cultivée et vulgaire, au passé mystérieux (il a été
gauchiste en Allemagne à la fin des années 60) et accessoirement gigolo de Mme
Brumonti.
Les travaux qui s’ensuivent, la
« modernisation » de l’appartement et les parties fines qui s’y
déroulent (drogue et sexe, comme l’époque l’exige) ne cessent de troubler la
tranquillité du professeur -- d’autant que Konrad apparaît rapidement comme
traqué par de mystérieux inconnus qui n’hésitent pas à le tabasser. Il s’avère
en fait que celui-ci a dénoncé un complot fasciste manigancé par le mari de Mme
Brumonti, un richissime industriel d’extrême-droite. Konrad meurt finalement
dans l’explosion de l’appartement, devant le four à gaz de la cuisine --
suicidé selon Mme Brumonti, assassiné pour Lietta. Le film s’achève sur
l’image du professeur, anéanti et alité, qui entend au-dessus de lui résonner
les pas de la mort dans l’appartement redevenu vide et tranquille.
A l’époque de sa sortie, en mars
1975, bon nombre de commentateurs soulignèrent à juste titre la coloration
testamentaire du film. Nul ne savait alors que Visconti allait disparaître
juste un an plus tard (le 17 mars 1976), après avoir réalisé difficilement,
presque douloureusement, cloué dans un fauteuil roulant après une mauvaise
chute, ce qui sera cette fois son œuvre ultime, L’Innocent (L’Innocente,
1976). Mais il est bien vrai que Violence
et passion apparaît comme un jeu de piste soigneusement balisé où tous les
chemins ramènent finalement à Visconti lui-même, sa vie et son œuvre, l’une et
l’autre étroitement confondues.
Il y a d’abord le décor lui-même,
lieu unique de l’action, un « palazzo » en voie de décrépitude que le
vieux professeur a transformé en une manière de cénotaphe où il a choisi de vivre
isolé en attendant la mort qui ne cesse de roder. On retrouve là aussi bien les
traces du Guépard, ses palais
immenses et notamment cette scène où Angelica fait visiter à Tancrède des
pièces à l’abandon, que de Sandra,
situé à Volterra, nécropole étrusque en voie de désagrégation. Mais si le
professeur (qui n’est jamais nommé, il est moins un personnage qu’un caractère)
s’arc-boute dans une aristocratique et hautaine position de repli défensif,
tel, dit-il, l’aigle qui « s’élève seul » face aux corbeaux qui
« vivent en bande », il sait pourtant bien (lecteur de Proust sans
doute) que rien ne saurait résister au passage du temps et qu’il n’est qu’une
chose que l’on puisse lui opposer, c’est la création artistique. Ainsi, tandis
que son personnage s’oublie dans l’étude et la contemplation, Visconti a-t-il
choisi de bâtir une œuvre.
Mais c’est oublier que l’on peut
faire aussi de sa vie une œuvre, souvent contre ses contemporains, et Visconti
a sans doute fait l’un et l’autre. D’où peut-être ce jugement sans appel qu’il
porte sur son époque à travers cette famille éclatée, vulgaire et envahissante,
à la limite de la caricature. Une famille symbole des temps nouveaux, entre
drogue et sexe facile, que Visconti semble ne pas mieux comprendre que le
professeur et dont il filme les « débordements » avec une espèce de
maladresse gênée. Aussi préfère-t-il revenir à une représentation rêvée (celle,
précisément, des conversation pieces,
qu’il collectionne) de la famille, la sienne, qu’il identifie au personnage
d’une mère « idéale », qu’incarne ici dans de rapides retours en
arrière Dominique Sanda[3].
Il l’oppose à ce que l’on pourrait appeler la « mauvaise » mère, déjà
en germe dans Bellissima (1951), qui
s’épanouit dans Sandra et Les Damnés et ici dans le
personnage de Bianca Brumonti, sorte de diva en représentation permanente.
Le professeur cependant, nostalgique
d’une unité familiale qu’il vit comme un « temps perdu » qu’il
convient de retrouver, n’a pas eu d’enfant et n’a pas même été un bon mari. Il
ressemble en cela à l’Aschenbach de Mort
à Venise (Morte in Venezia, 1971)
et comme lui il rencontre au seuil de la mort un être séraphique incarnation de
la beauté absolue et peut-être d’une
quête de paternité demeurée en suspens
-- l’un et l’autre se confondant
finalement dans un même désir de mort où se mêlent étroitement Eros et
Thanatos. Difficile en effet, au-delà d’un rapport filial, de ne pas voir dans
la fascination qu’exerce Tadzio sur Aschenbach ou Konrad sur le professeur
l’aveu d’une attirance homosexuelle et la part de confession que cet aveu
signifie pour le cinéaste -- un cinéaste vieillissant et désormais
solitaire, subissant lui aussi le passage et l’usure du temps. Mais aveu qu’il
sublime dans une dimension quasiment religieuse quand le professeur entoure
Konrad blessé de gestes maternels dignes d’une Pietà.
Qu’il le veuille ou non, Visconti
s’exprime ici à la première personne par interprète interposé, et ce n’est pas
pour rien qu’il a fait appel une seconde fois à Burt Lancaster, son double dans
Le Guépard où le prince Salina se confrontait déjà à la décadence, la
décomposition et la mort. Le « palazzo » qu’habite le professeur
laisse sourdre les prodromes d’une ruine imminente que les travaux de
rénovation entrepris par Mme Brumonti vont bientôt précipiter. Un plafond qui
s’effondre, une fuite d’eau qui menace les objets aimés, et c’est la fin d’un
monde qui s’annonce -- ce moment où l’intrusion des temps nouveaux
devient facteur de destruction.
Cette fois cependant, et pour la
première et dernière fois de façon aussi explicite, Visconti veut ajouter à sa
représentation du monde une dimension de politique contemporaine qui prétend
ouvrir le film sur l’Italie des années 70, l’omniprésence du terrorisme (de
gauche et de droite) et surtout la menace d’un coup d’état fasciste inspiré du
complot mené par le prince Borghese au printemps de 1971. Mais alors qu’il
avait su donner au nazisme dans Les
Damnés une coloration proprement infernale, cette fois, parce que la menace
n’est peut-être au bout du compte rien d’autre que du mauvais mélodrame
dégénérant en triste guignolade, il échoue à communiquer un quelconque intérêt à
des événements devenus au fil du temps anecdotiques et qui prennent ici un
poids qui apparaît aujourd’hui exagéré
et alourdit inutilement le film avec des péripéties peu crédibles et comme artificiellement plaquées. Mario Monicelli, à
la même époque et abordant le même sujet avec Nous voulons les colonels (Vogliamo
i colonelli, 1973), avait trouvé le ton juste, c'est-à-dire celui de la
comédie satirique et grinçante, en soulignant tout à la fois l’aspect
inquiétant et dérisoire de la situation politique italienne de ces années-là.
Visconti n’a finalement jamais eu la tête politique (au sens politicien du
terme), en dépit de ses engagements, et il en fait ici, hélas, l’éclatante
démonstration.
Mieux vaut donc oublier ces
considérations oiseuses qui lui sont finalement étrangères et qui n’ont pas
leur place ici, pour ne retenir de ce film une nouvelle fois crépusculaire que
la douloureuse plainte d’un guépard blessé à mort -- ultime
témoin d’un monde disparu.
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