14 mai 2012

Les miracles existent-ils vraiment?


Milliardaire pour un jour (Pocketful of Miracles), de Frank Capra (1961).

            Il était une fois à Hollywood un cinéaste tombé très jeune dans un gros chaudron d’optimisme, qui croyait dur comme fer aux miracles et aux contes de fées, qui soutenait d’un film à l’autre que la vie est vraiment formidable et qu’il n’est pas de méchant individu qui ne cache un cœur d’or. Frank Capra, puisque c’est de lui qu’il s’agit, décida au soir de sa carrière (il avait 64 ans et ce fut son dernier film[1]) de revenir sur une œuvre réalisée presque trente ans plus tôt (Lady for a Day/Grande dame d’un jour, 1933) et d’en faire un remake en couleur, plus ample, plus riche  --  une sorte de testament souriant intitulé cette fois Pocketful of Miracles (Milliardaire pour un jour) et qu’on nous propose actuellement en réédition.


            Adaptée d’une nouvelle de Damon Runyon[2], l’intrigue met en scène à l’époque de la prohibition une bande de bootleggers sympathiques dirigés par le séduisant Dave le Dandy (Glenn Ford) qui font passer une vieille clocharde alcoolique, Annie (Bette Davis), pour une riche femme du monde, dupant ainsi un aristocrate espagnol (Arthur O’Connell) dont le fils doit épouser la fille d’Annie. Comme toujours chez Capra, on oscille entre miracle et conte de fées, et il y a bien ici quelque chose de Cendrillon avec la jeune fille de modeste extraction (mais elle l’ignore) qui finit par épouser le prince charmant. Capra aura beaucoup joué de ce thème dans sa carrière, parfois en l’inversant (dans  New-York-Miami/It Happened One Night, 1934, c’est le journaliste pauvre qui épouse la riche héritière), souvent en l’adaptant de façon métaphorique à un contexte sociopolitique où des personnages purs et innocents triomphent de la méchanceté et de la corruption (voir L’Extravagant M. Deeds/Mr Deeds Goes to Town, 1936, ou M. Smith au Sénat/Mr Smith Goes to Washington, 1939).

            Ici, il l’adapte à un contexte de screwball comedy, sous-genre de la comédie américaine, qu’on pourrait traduire par comédie loufoque, c'est-à-dire peuplée de personnages pittoresques et excentrique et mêlant comique de mots, comique de situation, voire burlesque, et comédie romantique. Dialogues brillants, gags de  slapstick et multiples rebondissements relancent constamment l’intérêt d’une intrigue qui jamais ne s’essouffle en dépit d’une durée inusitée pour une comédie de ce genre (136 minutes) ; et la mise en scène emporte tout par son caractère étonnamment juvénile, à la fois fluide et tonique, classique et inventive. Ainsi, et bien que le film se limite à quelques décors, la plupart en intérieur, Capra parvient-il à transcender la théâtralité de son scénario en imprimant à son récit un rythme particulièrement soutenu qui en fait un modèle de comédie tout à la fois très drôle et  légèrement acidulée. Il s’appuie pour ce faire sur une galerie de seconds rôles qu’il dessine admirablement  --  personnages hauts en couleurs (Peter Falk en truand râleur, Thomas Mitchell en fripouille sympathique ou encore Edward Everett Horton inénarrable valet de chambre) ou simples silhouettes (mendiants attendrissants ou malfrats mal à l’aise dans leurs habits de gentlemen).

            Sans doute retrouve-t-on ici, à plus de vingt ans de distance, le Capra des grandes œuvres des années 30, avec une verve de fabuliste inspiré. Le cinéaste avait en fait moins une vision du monde que la vision d’un monde parfait, d’un monde rêvé, cette merveilleuse vallée de Shangri-la, synonyme de sagesse et de modestie, découverte dans Les Horizons perdus (Lost Horizons, 1937). Mais les valeurs que défendait alors Capra, cet optimisme indéfectible, cette foi inébranlable dans des valeurs intangibles (honnêteté, droiture, vertu, travail), cette gentillesse que rien ne peut entamer, ces valeurs d’un autre temps en somme, un temps qui n’a peut-être jamais existé ailleurs que dans le cœur du cinéaste, l’Amérique de l’après-guerre n’y croyait plus. Elles apparaissaient  désormais en contradiction avec une époque où argent facile et cynisme ricanant occupaient le devant de la scène  --  et ainsi passait-on de l’Amérique de Capra à celle de Billy Wilder. L’éloge de la province, de la petite bourgade campagnarde et de la si adorable « girl next door », ce rêve d’Americana n’a plus guère sa place dans l’Amérique de la Guerre Froide et des illusions envolées. Même dans une parodie de film de gangsters, proche en apparence mais en réalité à l’opposé de Certains l’aiment chaud (Some Like it Hot, Billy Wilder, 1959), comment croire désormais à la pure jeune femme rêvant de s’installer dans une petite ville du Maryland où elle jouera les femmes au foyer aux côtés de son bootlegger repenti de mari ?

            Il y a bien encore ici un moment miraculeux qui renverse une situation compromise et autorise une happy end. Mais la fin du film n’est heureuse qu’en apparence et les toutes dernières images nous montrent une Annie certes toujours pleine d’allant et d’optimisme mais qui rejoint son panier de pommes qu’elle continuera de proposer aux chalands le long des trottoirs de Broadway avant de finir sans doute par mourir d’alcoolisme. Capra ne l’exprime certes pas aussi abruptement mais c’est bien de cela qu’il s’agit : un miracle n’est qu’un beau rêve, semble-t-il vouloir nous dire, un rêve que l’on doit quitter à un moment ou à un autre pour revenir vers une réalité aux couleurs plus sombres. Aussi cette merveilleuse comédie d’une immense drôlerie peut-elle être aussi vue comme l’envers d’un somptueux mélodrame où une mère déclassée se sacrifie pour assurer le bonheur de sa fille avant de retourner au ruisseau.

            La désillusion que laisse deviner la fin du film va bien au-delà du récit et de ses personnages. C’est la désillusion d’un homme conscient de n’avoir plus sa place dans un cinéma et, plus largement, dans un monde qu’il ne reconnaît pas. Mais, bien qu’il se soit montré très critique avec ce film qui conclut sa carrière, Capra est parti la tête haute en offrant à son public un dernier bijou dans un écrin de somptueux cinéma.



[1] Mais il ne quittera définitivement la scène que trente ans plus tard, en 1991, âgé de 94 ans.
[2] Journaliste new-yorkais, auteur de contes populistes prenant pour personnages les petites gens, le monde du spectacle et les bootleggers évoluant autour du Broadway des années 30. Certains de ses textes ont été traduits en français et sont disponibles chez Gallimard.

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