27 février 2012

Extrêmement vache(s) et incroyablement bon(s).

Bovines, d’Emmanuel Gras
Bullhead, de Michael R. Roskam.

            J’aime beaucoup les vaches. Je les fréquente d’ailleurs quelques semaines par an, sur leurs terres si j’ose dire, dans le Charolais bourguignon. Emmanuel Gras, auteur jusqu’ici de quelques courts métrages, a préféré, lui, rencontrer ses Bovines du côté du Calvados.
Mais qu’importe le terroir pourvu qu’on les retrouve, ces vaches, telles qu’en elles-mêmes enfin l’éternité les change. Car, sans vouloir pécher par excès de grandiloquence, c’est bien de cela qu’il s’agit : d’une forme de permanence mêlée de sérénité dont peu de choses peuvent troubler l’ordonnance des jours  --  le départ d’une d’entre elle, la séparation d’avec leurs veaux.

Ceux qui connaissent bien la campagne savent de quoi je parle mais les autres ignorent sans doute quelle paix absolue gagne celui qui s’allonge dans un pré et se laisse approcher par ces poids lourds des herbages qui savent aussi être d’une délicatesse extrême. Et ce n’est pas la moindre des qualités d’Emmanuel Gras que d’être parvenu à saisir cette sorte de grâce par la seule magie de l’image et du son, sans musique ni commentaire  --  rien de superfétatoire en somme qui puisse perturber d’une quelconque façon le train d’un monde animal que l’on dirait immuable.
Il a sans doute fallu beaucoup de patience et d’humilité au cinéaste pour approcher ces bêtes craintives mais très amicales une fois qu’elles ont adopté les étranges bipèdes qui viennent les filmer ou les photographier. Il ne s’engage pas dans le débat actuel, intéressant d’ailleurs, et même important, quant à savoir s’il faut ou non manger des animaux. Car, ne tombons pas dans l’angélisme, une partie de ce cheptel finira un jour dans nos assiettes. Le cinéaste ne prend cependant pas parti et son film, s’il est d’une certaine façon un acte militant, ne l’est pas au sens politique du terme. Il laisse chacun mener sa réflexion et tirer ses conclusions ; pour le reste, il préfère le ton de l’élégie poétique, d’une manière de chant d’amour à mi-voix qu’il adresse à la faune, à la flore et aux éléments.

L’homme n’est pas pour autant absent de ce jardin dont il devrait être le bon pasteur. Mais Emmanuel Gras le tient de côté, en retrait, tout près de lui sans doute, mais hors champ. C’est l’animal et l’animal seul qu’il filme comme à l’aube du monde, sans anthropomorphisme mais avec respect et empathie.

Le respect ou la sérénité, c’est bien en vain qu’on les chercherait dans l’univers d’une absolue noirceur que Michael R. Roskam, jeune cinéaste belge, nous donne à voir dans son premier long métrage, Bullhead. Le bétail, on le retrouve bien là comme dans Bovines, mais à l’arrière-plan cette fois, comme un simple produit qu’on engraisse à coup de produits chimiques («Il faut bien aider la nature», dit un des protagonistes), qu’on abat et qu’on vend pour le plus grand profit de mafieux sans scrupules pour qui les hormones de croissance sont l’alpha et l’oméga de tout élevage bien compris.
Ainsi passe-t-on d’une humanité partagée avec l’animal à une inhumanité où l’animal est ravalé au rang de produit de consommation et où, très logiquement, l’homme, au sens général du terme, n’est guère mieux considéré. Comme par un jeu de correspondances qui n’a d’ailleurs rien d’étonnant, il y a dans chacun des films une scène de vêlage ; mais alors qu’Emmanuel Gras la saisit en pleine nature, dans le calme et la douceur, Michael Rockan, lui, met en scène une césarienne opérée dans une étable, sous une lumière glauque, et quand le veau est extrait, c’est avec des chaines qu’il est soulevé puis déposé dans une brouette métallique. Un même moment, deux univers que tout oppose.

Loin d’une approche heureuse, Roskam développe un récit policier qu’il conduit dans des paysages et avec des personnages inhabituels, au cœur d’une zone grise et rugueuse qui n’est pas sans rappeler le Get Carter du britannique Mike Hodges (La Loi du milieu, 1971). Mais ce récit, en soi déjà efficace, il le double du portrait d’un jeune exploitant agricole (Matthias Schoenaerts), montagne de muscles, de haine et de douleur, détruit de l’intérieur par un traumatisme ancien et qui s’inflige à lui-même le même traitement qu’il fait subir à ses bêtes en se bourrant d’anabolisants pour compenser un manque provoqué par une agression à l’époque de son enfance.

C’est avec une aisance confondante que le cinéaste entrelace les différents fils d’un récit qui se situe à mi-chemin de Scorsese et de Shakespeare avec des personnages tour à tour cruels et grotesques, dégénérés et pathétiques, qui pataugent tous dans un cloaque poisseux d’où paraît être bannis espoir et rédemption. La fluidité de sa mise en scène, très maîtrisée et au cadre impeccable, lui permet de trouver le ton juste pour ce drame de la fatalité, plein de bruit et de fureur, qu’il filme à la bonne distance.

La réussite de toute l’entreprise doit enfin beaucoup à son acteur principal, Matthias Schoenaerts, qui, on ne saurait mieux dire, fait corps avec un personnage tout à la fois monstrueux et pathétique, victime et bourreau, et que, le front bas, le regard éteint, le geste lourd, il investit et habite avec une puissance peu commune. Rarement aura-t-on assisté à pareille osmose entre un acteur et son personnage, et jusque dans ses dérives physiques (il  aurait grossi de vingt-sept kilos pour le rôle)  --  sinon peut-être avec le De Niro de Raging Bull (Martin Scorsese, 1980), référence de poids s’il en est.

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