3 janvier 2012

Du cinéma en général et de la cinéphilie en particulier, ou la règle du je.

Quelques mots pour commencer, d’un caractère un peu personnel qu’on voudra bien excuser tant il me paraît souhaitable de jouer carte sur table et d’annoncer la couleur.
            Un blog de plus donc, et qui pis est un blog consacré au cinéma alors qu’il en existe déjà des dizaines, pour ne pas dire plus, et sans compter les sites qui lui sont dédiés  --   alors, à quoi bon ?
            Mais après tout, moi qui ai connu l’époque des machines à écrire à ruban et des épreuves typographiques corrigées à la main et montées aux ciseaux et à la colle, aujourd’hui, quand la technologie offre des ouvertures qu’on n’aurait pas imaginées exister un jour, sinon dans quelque film de science-fiction, pourquoi ne pas revenir au cinéma et à la cinéphilie  --  ces passions de jeunesse longtemps mises sous le boisseau ?
            J’appartiens à une étrange génération des cinéphiles, une « génération en déroute », comme l’appelle Antoine de Baecque [1], cette génération qui savait que la cinéphilie existait encore mais ignorait qu’elle vivait ses derniers jours quand bien même elle avait la confuse intuition que « tout s’était passé avant », c'est-à-dire que « les auteurs étaient consacrés, les articles écrits, les entretiens enregistrés, les films vus, parfois revus à la télévision» [2]. Né au début des années 50, précisément au moment où la génération précédente jetait les bases de ce que l’on n’appelait pas encore la cinéphilie, j’ai connu en banlieue parisienne les dernières heures des cinémas du samedi soir qui proposaient, forcément en version française [3], des films américains reçus en bloc, mêlant au hasard de la distribution œuvres majeures et bandes sans qualités, mais la magie opérait toujours et on ne triait pas (ou si peu) le bon grain de l’ivraie ;  un peu plus tard, l’âge (tout relatif) aidant, je me suis déplacé vers Paris et quelques uns de ces lieux mythiques du cinéma dont les traces subsistent encore dans nos mémoires.
            Contrairement aux grands anciens nés avant-guerre, je n’ai pas fait mes classes à la Cinémathèque, ou très peu. La salle de la rue d’Ulm n’allait pas tarder à fermer ses portes et quant à celle du Palais de Chaillot, les déconvenues y étaient tellement fréquentes (de déprogrammations en conditions de projection déplorables : ah, ces films japonais sous-titrés en russe, et ça n’était pas le pire !) qu’elles décourageaient les bonnes volontés ; au surplus, après les péripéties de l’affaire Langlois, certains (Raymond Borde en première ligne, depuis la Cinémathèque de Toulouse) osaient enfin s’attaquer à la statue du commandeur et à la façon catastrophique dont Henri Langlois gérait (ou plutôt ne gérait pas) son patrimoine.
Mes classes, je les ai faites comme beaucoup d’autres de ma génération de façon chaotique ici et là, au hasard des salles qui bénéficiaient alors du label « Art et essai » et singulièrement, vrai cinglé de cinéma américain, au premier Studio Action, celui de la rue Buffault, aujourd’hui transformé en supérette. L’ouvreuse était accorte, les prix abordables, l’ambiance sympathique et les grandes rétrospectives mises sur pieds par le tandem Causse-Redon nous permettaient de découvrir tous les grands cinéastes (et même les moins grands) hollywoodiens, de John Ford à Blake Edwards, en passant par beaucoup d’autres. Des détours nous menaient vers d’autres salles, le Studio Bertrand et ses doubles programmes, le Studio 43, rue du Faubourg Montmartre [4], le Mac-Mahon qui affichait au-dessus de l’escalier descendant vers la salle son carré d’as (Losey, Lang, Walsh et Preminger) où celles du Quartier Latin – les Noctambules, le Studio de la Harpe, le Styx, et d’autres comme le Champollion où je me souviens d’avoir découvert Une Femme à abattre autant fasciné par les conditions de projection qui utilisaient (et utilisent toujours) un miroir pour renvoyer l’image vers l’écran que par les manifestations de l’immense talent de Raoul Walsh.
Bon nombre d’entre nous se bousculaient aussi au 2 de la rue des Beaux-arts, à la librairie du Minotaure, autre lieu mythique où disparaissait notre argent de poche dans l’achat de vieilles revues et de livres anciens, pépites rarissimes en ces temps préhistoriques. C’est que l’amour du cinéma nous venait certes de la fréquentation des salles obscures mais aussi, mais surtout de la lecture des livres et des revues (nombreuses en ces temps pré-numériques) qui présentaient et analysaient les films avec un enthousiasme communicatif.
Contrairement à ce qu’avaient pensé et écrit nos aînés [5], nous rêvions tous de devenir critiques de cinéma : la cinéphilie ne pouvait alors se concevoir pour nous sans un prolongement qui passait certes par la discussion héritée des ciné-clubs mais surtout par l’écriture qui devait nécessairement s’ensuivre. Alors on écrit, et beaucoup ; on noircit des rames de papier en copiant tel ou tel critique particulièrement estimé, jusqu’à trouver le ton juste, celui qui permet d’avoir un premier article accepté, puis un second et, une fois l’affaire engagée, on ne s’arrête plus, comme prisonnier d’une spirale : voir des films, écrire des articles, voir toujours plus de films, écrire toujours plus d’articles, un ou deux livres quand l’occasion se présente ; et puis un jour, un peu par lassitude, parce qu’on éprouve le sentiment de tourner en rond (le comble du cinéma !), beaucoup par nécessité, car dans ce métier bien peu vivent décemment de leur plume, on s’éloigne peu à peu mais durablement d’un monde finalement moins intéressant et stimulant qu’on aurait pu le penser. On entre enfin dans la vraie vie, et pour longtemps.
Ce bloc-notes numérique se veut essentiellement l’instrument d’une possible cinéphilie reconquise au terme d’une longue absence  --  exprimée aujourd’hui en toute liberté au gré de mes envies, voire de mes humeurs, à la première personne du singulier (on l’a sans doute déjà compris), sans souci particulier de l’actualité, mais sans pour autant la refuser, conjuguant mes commentaires au présent comme au passé et m’autorisant même parfois à parler d’autre chose que du cinéma (mais toujours en rapport avec lui). Les textes, courts ou longs, suivront ainsi les pentes de mon seul plaisir, sans règles particulières. Ou plutôt obéissant à une règle et une seule : la règle du je, et rien de plus. 

[1] Antoine de Baecque, La Cinéphilie. Invention d'un regard, histoire d'une culture. 1945-1968, Fayard, 2003, réédition collection Pluriel, Hachette Littérature, 2005, p.9. Un livre aussi intéressant que discutable et sur lequel je me propose de revenir un de ces jours.
[2] Ibid. p.9.
[3] Ainsi Kirk Douglas a-t-il eu longtemps pour moi la voix de Roger Rudel -- acteur dont j'ai découvert bien plus tard avec surprise (dans Le Boucher, de Claude Chabrol) le physique rien moins qu'hollywoodien.
[4] Où j'ai vu La Captive aux yeux clairs, de Howard Hawks, dans une copie en version originale dont une bobine passait brusquement à la version française, Kirk Douglas retrouvant le temps de quelques minutes la voix de Roger Rudel. Je partage ce souvenir et l'envie (à l'époque) de voir des films à tout prix et dans n'importe quelles conditions avec Edouard Waintrop.
[5] "Aucun enfant de France n'a jamais rêvé de devenir critique de cinéma lorsqu'il serait grand", François Truffaut, "Les Sept péchés capitaux de la critique", Arts, 6 juillet 1955, cité par de Baecque, op. cit., p.24.

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