Réédition de Ryan’s Daughter (La Fille de Ryan), de David Lean (1970).
Le cinéma britannique n’a jamais eu très
bonne presse de ce côté-ci de la Manche, en dépit des efforts méritoires d’une
poignée de passionnés -- Raymond Lefèvre et Roland Lacourbe publiant
en 1976 leur « Trente ans de cinéma britannique », Bertrand Tavernier
défendant avec la fougue qu’on lui connaît l’œuvre de Michael Powell[1]
ou le cinéma des Ealing Studios. La faute à Truffaut peut-être, jamais à court
de propos aussi fielleux que définitifs, qui n’hésitait pas à écrire dans les
années 50 : « Dire que le cinéma anglais est mort serait excessif
puisque aussi bien il n’a pratiquement jamais existé. Le film anglais actuel
est incolore, inodore et sans saveur particulière… »[2].
Mais, soyons juste, il n’y avait pas que lui pour mépriser alors le cinéma
britannique, et aujourd’hui encore une large partie de la critique ne juge sa
production (trop souvent envisagée comme une annexe du cinéma américain[3])
qu’avec une condescendance légèrement arrogante qu’il ne mérite assurément pas.
Rares sont donc, dans ce contexte, les rééditions --
sinon quelques œuvres du free
cinema et de sa mouvance (mieux accueillies peut-être du fait de leur
proximité avec la Nouvelle Vague française) comme les premiers films de John
Schlesinger ou, récemment, la trilogie de Bill Douglas. Mais pour le reste,
c’est le désert ou presque, alors même que l’on a affaire à un véritable
continent cinématographique d’une très grande richesse. Aussi, ces dernières
années, les reprises peuvent-elles se compter sur les doigts d’une seule main :
le délicieux Million Pound Note (L’Homme au million, Ronald Neame, 1954)
il y a presque deux ans, The Victim (La Victime, Basil Dearden, 1961) il y a
plus longtemps encore, et aujourd’hui Ryan’s
Daughter de David Lean, je ne dois pas en oublier beaucoup.
Ryan’s
Daughter donc,
l’avant-dernier film de David Lean, peut-être le cinéaste anglais le plus connu
(sinon le mieux considéré), à la carrière prestigieuse -- ce
prestige international que lui ont valu non seulement ses épopées à gros budget
(The Bridge on the River Kwai/Le Pont de
la rivière Kwai, 1957, Lawrence of
Arabia/Lawrence d’Arabie, 1962 ou The
Doctor Zhivago/Le Docteur Jivago, 1966) mais aussi, dès ses débuts ou
presque, Brief Encounter (Brève Rencontre, 1945), un des films les
plus célèbres du cinéma britannique. De façon assez peu surprenante, ce statut
de cinéaste « de prestige » non seulement a occulté une large partie
de son œuvre (ses films réalisés en collaboration avec Noel Coward ou ses
adaptations de Dickens) mais a fini par lui valoir une sorte d’opprobre
critique longtemps diffuse et souterraine qui apparut au grand jour avec Jivago, mais masquée en partie par
l’énorme succès commercial du film, avant de se déchaîner sans retenue (le
terme n’est pas trop fort) avec Ryan’s
Daughter -- d’autant que cette fois
le public traîna les pieds. On pouvait enfin se permettre de frapper un homme à
terre.
Il faut dire que la cible était
particulièrement tentante. Transformer une histoire d’adultère somme toute
assez banale, même si vaguement inspirée de la « Madame Bovary » de
Flaubert, en un fastueux spectacle de plus de trois heures, filmé en 70
millimètres et avec un tournage qui, des côtes irlandaises aux plages de
l’Afrique du Sud, prit une tournure quasiment odysséenne, c’était à coup sûr
tresser des verges pour se faire battre. L’occasion était donc trop belle d’en
finir avec un cinéaste qui agaçait, et ce qui devait arriver arriva : le
film fut plus que maltraité, littéralement massacré, et en des termes
particulièrement violents, notamment par la critique américaine[4],
avec l’inénarrable mais alors très influente Pauline Kael (critique au New Yorker) en chef d’escadrille. Sommé
de venir s’expliquer à New York devant un aréopage de critiques armés jusqu’aux
dents, Lean s’exécuta avec courage avant d’être exécuté sans phrase, Richard
Schickel (qui animait la soirée) traitant son film de « merde »
(« piece of crap » en anglais dans le texte) -- ce
qu’il dément aujourd’hui (ou plutôt en 2006) dans les bonus du DVD, expliquant
avoir davantage « enveloppé » ses propos mais honteux malgré tout de
les avoir tenus et visiblement affecté de demeurer celui qui a traité Ryan’s Daughter de « merde »[5].
Toujours est-il que Lean quitta la salle, on le comprend, et garda le silence
pendant quatorze ans, jusqu’à la splendide Route
des Indes (A Passage to India,
1984) qui, cette fois, bénéficia d’un accueil critique favorable. Il en écrivit
seul le scénario et, comme une sorte de symbolique retour aux sources de ses
débuts dans la profession, il en assura également le montage. La maladie
l’empêcha ensuite de mener à bien son adaptation du « Nostromo » de
Joseph Conrad -- un de ses plus vieux et plus chers projets.
Il est vrai qu’entre la sortie de Jivago en 1966 et le moment où Lean
entreprit Ryan’s Daughter (fin 1968),
le cinéma avait considérablement changé, de même que le goût de la critique et
d’une partie du public. Signe des temps nouveaux, Pauline Kael avait
« lancé » en 1967 Bonnie and
Clyde tandis qu’en décembre de la même année The Graduate (Le Lauréat)
de Mike Nichols connaissait un triomphe commercial presque sans précédent et que
Midnight Cowboy (Macadam Cowboy) reçevait l’Oscar du meilleur film en 1969 --
réalisé par John Schlesinger, un Anglais venu du free cinema et qui avait senti le vent tourner, avant de revenir
par la suite à un cinéma plus classique, mais aussi plus décevant. Ryan’s Daughter pouvait donc assez
légitimement passer pour un étrange objet anachronique : quelques années
seulement le séparaient de Lawrence
d’Arabie (Oscar du meilleur film en 1962) en même temps que tout un
monde --
et ce brusque changement d’époque le condamnait presque immanquablement
à un échec commercial et critique. Aujourd’hui, plus de quarante après et toute
passion abolie, force est de constater que cet « échec » est en
réalité une splendide réussite.
C’est qu’il en fallait du talent pour
donner du souffle et une épaisseur romanesque à un récit que l’on peut résumer
en dix lignes et que Lean mène à bien sur plus de trois heures sans la moindre
longueur, avec un sens du tempo et de la dramaturgie exceptionnel. Bien soutenu
en cela par le travail scénaristique de Robert Bolt (déjà scénariste de Lawrence d’Arabie et de Jivago), il parvient à retrouver ici les
« thèmes chers à son cœur du pittoresque humain et du grand amour
impossible »[6]
qui traversent toute la première partie de sa carrière, de In Which We Serve (Ceux qui
servent en mer, 1942) à The Sound
Barrier (Le Mur du son, 1952).
Ainsi parvient-il à donner vie de façon étonnante à cette petite communauté
irlandaise perdue au bord de la côte ouest et battue par les vents (ce qui vaut
une mémorable séquence de tempête), où chaque personnage existe avec justesse et
sans la moindre caricature, alors que le sujet même aurait pu autoriser, sinon
justifier, certaines dérives mélodramatiques. Certes Lean n’évoque le conflit
irlandais (l’action se situe en 1916) que par la bande et dans le seul but de
nourrir sa fiction romanesque en exacerbant les antagonismes --
parti-pris déjà présent dans Jivago,
où la Révolution russe ne figure qu’à l’arrière-plan, ce qui lui fut vivement
reproché. Mais c’est que Lean, en plein accord avec l’approche de Robert Bolt,
s’intéresse moins au vent de l’Histoire qu’à la psychologie des personnages
qu’il entraîne dans son récit. Déjà, à l’époque de Lawrence d’Arabie, ce parti-pris l’amena à entrer en conflit avec
le scénariste américain Michael Wilson, auteur d’une première version du scénario
qui fut ensuite considérablement remanié par Robert Bolt. « Ma première
version du personnage de Lawrence, expliqua peu après Michael Wilson[7],
était plus sociale et plus politique que celle de Robert Bolt qui, lui, préfère
le côté psychanalytique, les aspects sadiques, masochistes, homosexuels du
personnage. » Mais pour autant Lean n’ignore pas une réalité qu’il observe
avec froideur et sans prendre parti mais sans cacher non plus une réalité peu
reluisante -- la brutale occupation militaire de l’Irlande
par les troupes anglaises ou l’alliance des révolutionnaires irlandais avec les
Allemands en pleine guerre.
Au-delà cependant d’une histoire
éminemment romanesque que Lean mène avec brio jusqu’à son terme, c’est une
extraordinaire leçon de mise en scène que délivre aujourd’hui Ryan’s Daughter -- une
leçon que l’on ne sut sans doute pas voir en 1970, et pour cause. Lean
n’avait-il pas la prescience de cette incompréhension qui allait accompagner la
sortie de son film en déclarant pendant le tournage[8] :
« Beaucoup de choses ont changé. Je veux dire que de nos jours, autant que
je puisse en juger, ce n’est pas très à la mode d’avoir une bonne photographie.
On ne se soucie pas tellement d’avoir un son de bonne qualité. La composition
de l’image est dépassée. Tout doit être un peu plus grossier. » Que
dirait-il aujourd’hui ? Toujours est-il que Ryan’s Daughter illustre admirablement cette quintessence d’un
cinéma classique (et non pas académique, injure suprême qui permet ensuite, au
non de la « modernité », de faire passer du toc pour de l’authentique
et de la fausse monnaie pour de la vraie)
-- un cinéma où chaque plan est
soigneusement composé, chaque objectif précisément choisi, chaque mouvement
d’appareil mûrement réfléchi, où rien n’est jamais gratuit, où la caméra est toujours
exactement à sa place.
Moins de dix ans plus tard, Tess de Roman Polanski (que l’on peut
revoir sur Arte ces jours-ci) connaîtra un sort assez semblable, plutôt
fraîchement accueilli à sa sortie et réhabilité voici peu avec éclat et en
grande pompe dans une version restaurée[9].
De façon curieuse, mais après tout pas si étonnante, les deux films semblent
dialoguer aujourd’hui dans une sorte de perfection qui défie les outrages du
temps : même goût pour une forte pâte
romanesque ; mêmes héroïnes ballotées par de tragiques destins
amoureux ; mêmes budgets importants, mêmes tournages interminables et mêmes longueurs inusitées pour des intrigues
au départ assez minces ; même précision dans une mise en scène qui
s’appuie sur des éclairages dont on ne saurait trop saluer le caractère
extraordinaire (Freddie Young pour Lean, Geoffrey Unsworth puis Ghislain
Cloquet pour Polanski) ; même formidable leçon de cinéma à l’arrivée ;
même soin maniaque apporté dans le choix des acteurs[10].
Lors de sa récente venue à Paris, pour la reprise du film, Sarah Miles
expliquait que David Lean, davantage technicien (il a commencé dans la
profession comme monteur) que directeur d’acteurs, laissait une grande liberté
à ses comédiens, qu’il avait précisément choisis pour les qualités qu’il en
attendait, n’intervenant que lorsque les choses ne tournaient pas comme il l’entendait.
Il y avait un risque certain à choisir Robert Mitchum pour un rôle (celui du
mari cocu) particulièrement à contre-emploi,
et pourtant, contre toute attente, il rend non seulement crédible mais aussi
émouvant de pudeur contenue son personnage d’homme trompé et humilié --
performance toujours difficile au cinéma comme au théâtre, tant est
grand le risque de tomber dans le ridicule ou la caricature. C’est peu de dire
que Sarah Miles, Trevor Howard ou Leo McKern sont ici remarquables à tous
égards, et même l’assez pâle Christopher Jones (qui mit aussitôt après un terme à sa carrière) réussit à créer une
sorte de malaise diffus en militaire mutique traumatisé par les combats de la
Première Guerre mondiale. Quant à John Mills, vieux routier du cinéma anglais,
il donne une réalité et une humanité hallucinante à son rôle d’idiot du village
muet et édenté. Tous sont admirables et justifient la confiance vigilante de
leur metteur en scène.
La réédition de Ryan’s Daughter sur grand écran s’imposait d’autant plus que le
film vivait depuis plus de quarante ans et sans raison, on le constate
aujourd’hui, dans une sorte d’enfer
-- enfer, bien plutôt que
purgatoire. C’est la parfaite illustration de cette impérieuse nécessité de ne
jamais juger définitivement un film qu’en appel, longtemps après sa
réalisation. La diffusion relativement massive de DVD de tous poils le permet
désormais facilement, mais plus encore (car c’est d’abord en salle qu’un film
s’apprécie) la courageuse politique de reprises et de rééditions en copies
neuves que mènent à Paris et en province
quelques distributeurs et exploitants dont on ne saurait trop louer et saluer
le courage.
[1]
Dont on vient de sortir en DVD Small Back
Room sous son titre belge de La Mort
apprivoisée, le film n’étant semble-t-il jamais sorti en France.
[2]
Cité par Lefèvre et Lacourbe dans la préface de leur livre déjà cité, Editions
Cinéma 76, p.12.
[3]
Il est vrai qu’Hollywood aime à « aspirer » les talents britanniques
(qu’il s’agisse de réalisateurs ou d’acteurs), ce qui, j’en conviens, brouille
considérablement les cartes.
[4]
Mais, pour autant que je me souvienne (je ne me suis pas replongé dans les coupures
de presse de l’époque), la critique française ne fut pas en reste, elle aussi
ravie d’achever un cinéaste qu’elle considérait comme figé dans un académisme
désuet depuis au moins Jivago.
[5]
Mais sans préciser pour autant ce qu’il pense du film aujourd’hui. Schickel
reproche à Lean de l’avoir transformé en bouc-émissaire alors que nombre de ses
confrères avaient tenu ce jour-là des propos encore plus violents.
[6]
Lefèvre et Lacourbe, op. cit., p.262.
[7]
Propos recueillis par René Chateau, Positif,
n°64-65, rentrée 1964, p.94.
[8]
Interview que l’on trouve dans les bonus du DVD.
[9]
Polanski répondait en 2006 à Pierre-André Boutang qui lui demandait (dans
le documentaire Polanski par Polanski)
quelle différence pouvait exister entre cinéma moderne et cinéma classique :
« C’est quoi classicisme ?
Pour Le Pianiste, qui a été montré à
Cannes, la première chose que j’ai entendue, c’est que c’était un film
classique, trop classique. Qu’est-ce-que ça veut dire ? Franchement, je ne
comprends pas très bien. Si c’est correctement réalisé, si la caméra ne tremble
pas comme si l’opérateur était en train de se masturber, alors on vous dit
aujourd’hui que c’est classique. »
[10]
On voudra bien me permettre ici un souvenir personnel à propos de cette
maniaquerie et des vertus du professionnalisme. Peu après le tournage de Tess, Ghislain Cloquet m’expliqua que,
pour la séquence d’ouverture du film (la danse sur le pré) éclairée par
Geoffrey Unsworth avant sa mort après seulement trois semaines de tournage, Polanski décida au moment
du montage de remplacer un des acteurs qui ne lui convenait pas. Quelques plans
avec un nouveau comédien furent alors filmés (c'est-à-dire près d’un an plus
tard) et Cloquet dut retrouver les lumières exactes d’Unsworth. Il était, à
juste titre, très fier de dire qu’on ne voyait pas la différence. Et, comme
pour anticiper les propos de Polanski, il tempêtait contre Moshe Mizrahi,
médiocre réalisateur du très médiocre Chère
inconnue (1979), qui lui avait imposé sur ce film un plan (un travelling si
je me souviens bien) où la caméra tremblait. Autres temps… et pourtant pas si
lointains.
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