9 avril 2012

Comme une feuille fanée flottant sur l'eau.

Réédition de Colonel Blimp (The Life and Death of Colonel Blimp), de Michael Powell et Emeric Pressburger (1943).

            Aujourd’hui bien connu des amateurs de cinéma et apprécié à sa juste et très grande valeur, grâce notamment aux efforts de deux cinéastes parmi les plus cinéphiles qui soient (Bertrand Tavernier et Martin Scorsese), Michael Powell demeure malgré tout assez largement ignoré du grand public, loin à l’écart de cette constellation de cinéastes américains ou européens qui furent ses contemporains et dont l’inconscient collectif conserve la mémoire. Pour beaucoup, et souvent au-delà des frontières de la cinéphilie pure et dure, les noms de Ford (né en 1895) ou de Renoir (né en 1894), de Hitchcock (né en 1899) ou de Visconti (né en 1906), sans parler des légèrement plus jeunes Welles (né en 1915) ou Bergman (né en 1918), suscitent aujourd’hui encore un certain écho quand celui de Michael Powell (né, lui, en 1905) paraît s’égarer dans les brumes de cette terre inconnue que demeure encore le cinéma britannique  --  en dépit des efforts de critiques et historiens pionniers[1]. Il y a de bonnes raisons à cela, si j’ose dire, et surtout que Powell a très peu tourné après 1960, date de son dernier très grand film, Peeping Tom (Le Voyeur), qui fut non seulement un retentissant échec mais dont le sujet (le portrait d’un tueur sadique qui filme le meurtre et l’agonie des femmes qu’il assassine) souleva une manière de scandale. Jusqu’à sa mort, en 1990, il se consacra au théâtre (un peu) et à la télévision (beaucoup), s’exila un temps en Australie où il réalisera ses deux derniers longs métrages They’re a Weird Mob (1966), et Age of Consent (1968) avant d’être progressivement redécouvert dans le courant des années 70, notamment par la jeune génération des cinéastes américains  --  Scorsese bien sûr, qui lui demeurera fidèle au-delà de la mort, ou Coppola qui l’accueillera dans les années 80 comme «Senior Director in Residence» dans ses studios Zoetrope.


            C’est en 1937 que Michael Powell tourna son premier film, The Edge of the World (A l’angle du monde) après avoir appris son métier en réalisant à partir de 1931 des films de moyen métrage appelés quickies, produits très vite comme leur nom l’indique. Il s’agissait de films bon marché destinés à remplacer les «bouts d’essai»  qui permettaient aux producteurs hollywoodiens de repérer et d’engager de nouveaux comédiens : «… les Américains, au début du parlant, avaient besoin d’acteurs qui parlaient anglais… mais qui n’étaient pas nécessairement Américains»[2]. Dès son deuxième film, The Lion has Wings (Le Lion a des ailes, 1939), il travaille pour le compte du grand producteur Alexander Korda qui lui fait rencontrer Emeric Pressburger qui deviendra à partir de 1942 et 49th Parallel (49ème Parallèle) son scénariste attitré puis son associé quand, l’année suivante, les deux hommes décideront de fonder leur propre compagnie de production, « The Archers ». C’est sous cette bannière qu’il réalisera la plupart de ses films majeurs, jusqu’à Ill Met by Moonlight (Intelligence Service) en 1959. Citons quelques titres essentiels : I Know where I am Going (Je sais où je vais, 1945), A Matter of Life and Death (Une Question de vie ou de mort, 1946), The Black Narcissus (Le Narcisse noir, 1947), The Red Shoes (Les Chaussons rouges, 1948), Gone to Earth (La Renarde, 1950), Peeping Tom déjà cité (Le Voyeur, 1960)  --  et bien sûr The Life and Death of Colonel Blimp (Colonel Blimp), réalisé en pleine guerre (1943) et qu’une heureuse réédition nous permet de revoir aujourd’hui dans une belle copie restaurée (sous le contrôle notamment de Martin Scorsese) qui rend justice à ce Technicolor chatoyant dont on semble avoir perdu le secret.

            C’est un admirable film que celui-ci, mais aussi très déconcertant. Il y a d’abord le titre, qui ne se rapporte à aucun personnage en particulier mais à un type d’individu puisque le colonel Blimp est en fait une figure de dessin humoristique, archétype du militaire réactionnaire, prétentieux, stupide et ridicule, imaginé dans les années 30 par le caricaturiste David Low. Il y a les personnages ensuite, qui ne sont jamais tout à fait ce qu’ils paraissent être, certains évoluant et d’autres pas, mais que Powell et Pressburger considèrent avec compréhension puisque, comme on le sait, «tout le monde a ses raisons» ; ce qui les amène à refuser tout esprit de caricature et de méchanceté : «la caricature était vraiment une caricature. Dans le film, ce n’en est plus une. Il y avait au contraire beaucoup de sympathie pour le personnage»[3]  --  et David Low le disait lui-même : on peut être très stupide mais aussi très gentil. Il y a enfin le scénario qui, décrivant quarante ans de l’histoire de la société britannique, de la guerre des Boers à la Seconde Guerre mondiale, préfère chercher à comprendre plutôt qu’à prendre parti (sauf bien entendu pour dénoncer le nazisme dans un long monologue confié à Anton Walbrook, lui-même réfugié en Grande-Bretagne)  --  développant en quelque sorte le point de vue d’un aimable gentleman conservateur (ce qu’était Powell, qui ne s’en cachait pas).

            L’intrigue du film, si l’on peut employer cette expression à propos d’une œuvre aussi peu «dramatisée», est donc tout à la fois simple et complexe, qui trace le portrait de Clive Candy (Roger Livesey[4]), militaire de carrière, s’attache aux trois guerres qu’il traverse, à ses amours (Deborah Kerr qui incarne brillamment et par trois fois le même idéal féminin  --  la troisième fois, uniquement sur le mode nostalgique) et son amitié avec un officier de uhlan prussien répondant au nom, qui ne s’invente pas, de Théo Kretschmar-Schuldorf (Anton Walbrook). Ainsi focalisé sur trois personnages le film développe à travers eux et les relations qu’ils entretiennent la chronique de quarante ans d’histoire. Construit sous la forme d’un vaste retour en arrière (qui, d’une façon originale, ne se referme pas puisque, avec une fluidité narrative tout à fait remarquable, le passé raccorde sur le présent sans heurt ni interruption), le film s’ouvre sur la défaite d’un Clive Candy devenu vieux, mis à la retraite, devenu responsable des «home guards»[5] et qu’un jeune officier capture symboliquement lors d’un exercice dont il n’a pas respecté les règles du jeu en déclenchant l’attaque avant l’heure prévue. Tout le film sera, du point de vue de Candy (ou de Blimp, si l’on préfère), la défense et l’illustration d’un monde de gentlemen où doivent triompher des valeurs d’idéalisme, d’honnêteté et d’honneur chevaleresque. Il n’en est évidemment rien (le réalisme opportuniste du jeune officier le montre d’entrée de jeu) et l’une des grandes originalités du film tient au fait qu’il dénonce cette conception figée d’un monde sûr de lui qui n’aurait pas changé et d’une institution militaire finalement incompétente (au risque de se faire accuser de défaitisme en pleine guerre, ce qui n’a pas manqué d’arriver) et qu’en même temps il pose sur ces idéaux d’un autre âge et ceux qui les défendent un regard bienveillant et teinté de nostalgie.

            Clive, le Britannique, et Théo, l’Allemand, apparaissent en fait dans toute cette affaire comme les deux faces d’une même pièce  --  paradoxalement l’un et l’autre porte-parole des auteurs. Désarmant (si l’on peut dire) de gentillesse candide, Clive défend des valeurs qu’on ne saurait discuter et que résume bien le sens du fair-play. D’une caricature, Powell et Pressburger ont fait un personnage émouvant qui voit le monde tel qu’il devrait être (ou tel qu’il aurait dû demeurer à jamais), c'est-à-dire semblable à une partie de cricket. Théo, lui, voit très vite le monde tel qu’il est, ou plutôt tel qu’il devient ; il sait bien, peut-être parce qu’il appartient au camp des vaincus, que les règles ont changé et que rien ne sera plus comme avant. Finie la chevalerie, fini le fair-play : lorsque Clive se rend dans le camp où Théo est prisonnier, il s’imagine qu’une poignée de main réglera l’affaire comme à la fin d’un match de rugby et Théo peut bien dire alors des Anglais très amicaux qui lui prédisent un avenir radieux : « Ce sont des enfants, des gamins qui s’amusent. Ils nous dépouillent et ensuite ils veulent tout nous rendre puisque le jeu est fini ». Lucide, sans doute le personnage l’est-il bien plus que l’establishment britannique de 1919, ce qui ne manque pas d’une certaine originalité et d’un certain courage en 1943 (Théo incarne un «bon Allemand» certes, mais un Allemand tout de même), mais pas au point de voir jusqu’à quelles extrémités le monde peut aller et basculer dans l’horreur. Il suffit alors d’une formidable ellipse et de glisser en quelques plans de 1919 à 1939 pour retrouver Clive veuf et esseulé et Théo fuyant le nazisme, accueilli comme réfugié et évoquant dans un long plan-séquence formidable d’émotion contenue, lui, le «bon Allemand», ces Anglais qui, en 1919, le traitaient en ami et le réconfortaient, cette Angleterre « des jardins et des pelouses, des rivières et des arbres » qui était le pays de sa femme  --  celle-là même que Clive, qui l’aimait (mais n’en savait rien) et qu’elle aimait sans doute, a laissé échapper trente-sept ans auparavant.

            Car, au-delà du récit historique, le film est aussi, et au moins à part égale, une délicate chronique sentimentale qui scrute et analyse les tours et les détours de l’amour et de l’amitié. Clive, resté toute sa vie à l’état de jeune homme naïf, demeure fidèle à l’image d’une seule femme, la première, cette gouvernante anglaise prénommée Edith et rencontrée à Berlin en 1902, qu’il a laissé passer par distraction ou peut-être par amitié, tant il est vrai que c’est avec sincérité (cette sincérité qui est pour lui la seule façon acceptable de voir le monde) qu’il se réjouit du mariage d’Edith avec Théo.

L’amitié qui primerait sur l’amour, peut-être pas, mais l’amitié au-dessus des conflits, assurément. Clive et Théo, les vieux amis, finissent côte à côte, vieillis, blessés, fatigués. Sans doute n’a-t-il pas changé, ce Blimp d’un autre âge, mais il invitera malgré tout à dîner le jeune officier incarnation des temps nouveaux qui l’a ridiculisé et humilié en le faisant prisonnier dans un bain turc à l’ouverture du film. Clive dit de lui-même que, vieil homme, il se considère comme inutile en dépit de l’expérience qu’il a acquise, et tout le film n’est que le compte-rendu désenchanté de cette expérience, saisi entre drame et comédie, avec humour et émotion. Avec surtout, comme le montre une des dernières images du film, la grâce et la nostalgie d’une feuille fanée flottant sur l’eau.



[1] Mention spéciale à Roland Lacourbe et Raymond Lefèvre, auteurs de l’indispensable (même si ancien) Trente ans de cinéma anglais, Editions Cinéma 76, 1976.
[2] Roland Lacourbe, « Rencontres avec Michael Powell, Ecran 79, n°76, janvier 1979, p.40.
[3] Lacourbe, ibid., p. 43.
[4] Laurence Olivier avait d’abord été pressenti.
[5] Une formation paramilitaire destinée à protéger le territoire en cas d’invasion ennemie.

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